Après une sorte de digression sur le langage humain et la philosophie (prop. de la section 4.00, commentées dans cet article), les propositions 4.01 précisent et approfondissent la théorie picturale de la proposition qui avait été introduite dès les prop. des sections 2 et 3, tout en continuant d’insister sur l’ineffabilité des « constantes logiques ».
1. La proposition est une image de la réalité (4.01)
Retour sur le concept d’image, qui avait fait l’objet des propositions 2.1 à 2.225 (cf. cet article), désormais directement relié à celui de proposition.
4.01 : la proposition est une « image » c’est-à-dire un « modèle » de la réalité, en tant que représentation.
4.011 – 4.016 : iconicité / figurativité de la proposition
Même si cela n’est pas évident à première vue, tous les symbolismes constituent des « images » de la réalité, « images » au sens usuel, mais surtout« images » au sens de « modèles » : des faits qui représentent d’autres faits, en vertu d’un isomorphisme structurel, d’une correspondance de structure, des « métaphores » (Gleichnis), des schémas.
Cela est le cas de :
- la proposition écrite sur le papier (4.011)
- les lettres (comme symboles des sons du langage, 4.011)
- une proposition de la forme aRb (4.012)
- la notation musicale (4.011, 4.014, 4.0141)
- le disque du phonographe ( 4.014, 4.0141)
Ce qui symbolise et ce qui est symbolisé ont une « similitude interne » (4.0141), ont en commun une certaine « structure logique » isomorphe, permettant d’établir une relation terme à terme entre eux, selon une certaine « règle » ou « loi » de « projection » ou de « traduction ».
4.013 : chaque symbolisme a ses règles propres (arbitraires, en un sens), et peut même comporter d’apparentes irrégularités, qui en fait n’en sont pas.
Par ex., la règle fondamentale de la notation musicale est de représenter verticalement la hauteur des notes (les lignes et interlignes de la portée) ; de ce point de vue, l’emploi des bémol et dièse paraît irrégulier : en fait, c’est une irrégularité seulement apparente, en ce sens que c’est la manière régulière de représenter l’altération ponctuelle d’un degré d’une gamme.
4.016 : la comparaison avec les hiéroglyphes souligne l’évidence iconique ou figurative de toute « image », y compris linguistique. L’écriture alphabétique n’a rien perdu, malgré les apparences, de cette iconicité.
2. Comprendre une proposition, c’est voir une situation (4.02)
4.02 – 4.021 : La théorie de l’image se trouve justifiée (« car ») par le fait que comprendre une proposition c’est immédiatement « connaître » (reconnaître, avoir en vue) la situation qu’elle représente, et ce sans même avoir besoin d’explication.
Cf. plus loin 4.031 : « On peut directement dire, au lieu de : cette proposition a tel ou tel sens, cette proposition figure telle ou telle situation »
Comprendre la signification d’une proposition est aussi simple et immédiat que voir dans une image l’objet ou plutôt la situation qu’elle représente, s’imaginer un fait. Immédiat, en ce sens qu’il n’y a pas de distinction entre percevoir une phrase (les signes) et percevoir son sens, c’est-à-dire la situation qu’elle représente (sauf, précisément, pour celui qui apprend une langue).
4.022 : « la proposition montre son sens »
« Montre son sens » = figure immédiatement un état de choses (qu’elle suppose, propose comme vrai) ; elle est la « description d’un état de choses » (4.023)
« La proposition montre ce qu’il en est des états de choses quand elle est vraie. Et elle dit qu‘il en est ainsi. »
« montre ce qu’il en est des états de choses quand elle est vraie » : elle représente un état de chose qui a lieu si elle est vraie, si on la suppose vraie. Quand la proposition p est vraie, c’est que dans le monde « p » a lieu : quand la phrase « Il pleut » est vraie, c’est qu’il pleut.
« Et elle dit qu‘il en est ainsi » : dans la mesure où elle est énoncée, soutenue, assertée, elle affirme que cet état de choses est bien réel ou existant (ce qui reste à vérifier).
On retrouve ici la distinction entre sens et vérité : toute proposition a un sens, et d’autre part est nécessairement vraie ou fausse, sens et vérité étant indépendants (bien que seule une proposition sensée puisse être vraie ou fausse).
4.023 : une proposition « construit un monde », elle constitue la description d’un état de choses possible, qui est comme en attente d’être confirmée ou infirmée par l’état de choses réel, qui la « fixe par un oui ou par un non ».
cf. aussi 4.031 : « Dans la proposition, les éléments d’une situation sont pour ainsi dire rassemblés à titre d’essai < à titre expérimental > »
La condition de possibilité de cette confrontation vérificatrice avec la réalité est la « complétude » de la description opérée par la proposition : la proposition élémentaire, complètement analysée et déterminée sans ambiguïté la garantit.
La proposition n’est pas la description d’un « objet », mais celle d’un « état de choses » (au moins possible) : elle renvoie ainsi aux « propriétés internes », essentielles ou « formelles » de la réalité – à ses possibilités logiques, structurelles, d’agencement – et non à la manière dont elle s’agence de fait, de manière contingente (« propriétés externes »).
Sur la notion de « propriété interne » et sa distinction d’avec les « propriétés externes », cf. notamment les prop. 4.122 et sqq., qui distinguent également propriétés internes / externes des objets et des faits.
4.123 donne un ex. (prudent…) de propriété interne d’un objet (et par là d’un fait) :
« Cette nuance de bleu et cette autre sont ipso facto dans une relation interne de plus clair à plus foncé. Il est impensable que ces deux objets ne soient pas dans cette relation. »
Deux nuances de la même couleur sont nécessairement dans un certain rapport de luminosité (clair / foncé).
La prop. 6.3751 fournira un 2e ex. concernant à nouveau les couleurs :
« Que, par exemple, deux couleurs soient ensemble en un même lieu du champ visuel est impossible, et même logiquement impossible, car c’est la structure logique de la couleur qui l’exclut. »
Et déjà en 2.0131 :
« Une tache dans le champ visuel n’a certes pas besoin d’être rouge, mais elle doit avoir une couleur : elle porte pour ainsi dire autour d’elle l’espace des couleurs. Le son doit avoir une hauteur, l’objet du tact une dureté, etc. »
Granger (151) : les propriétés internes s’opposent aux propriétés externes « comme le transcendantal s’oppose au factuel ».
Que telle nuance de bleu soit de fait dans tel rapport de clarté avec telle autre est une « propriété externe » de ces deux nuances : qu’elles doivent être toutes les deux dans un certain rapport de clarté est une « propriété interne » de ces deux nuances.
Les propriétés internes d’un objet définissent l’ensemble de ses possibilités d’occurrence dans des états de choses (cf. 2.0123 & 2.01231) :
« Si je connais l’objet, je connais aussi l’ensemble de ses possibilités d’occurrence dans des états de choses.
(Chacune de ces possibilités doit être inhérente à la nature de cet objet.)
Il n’est pas possible de trouver de surcroît une possibilité nouvelle. » (2.0123)
« Pour connaître un objet, il ne me faut certes pas connaître ses propriétés externes – mais bien toutes ses propriétés internes. » ( 2.01231)
Au niveau des faits (et des propositions complexes qui les expriment), les propriétés internes se manifestent dans les tables de vérité : si ceci a lieu et cela a lieu aussi, alors il en découle nécessairement… (ces propriétés internes se lisent directement, à même les tableaux).
Ainsi, toute proposition sensée (élémentaire ou complexe) révèle les « propriétés internes » de la réalité, même si elle est fausse du point de vue des « propriétés externes ». Par là, le langage permet aussi de produire des sortes de fictions, des contrefactuels (cf. plus loin) : se représenter ce qui pourrait avoir lieu ou ce qui aurait pu avoir lieu, selon une certaine structure logique, mais qui de fait n’est pas. Et le langage nous permet ainsi de tirer des inférences, des conclusions (vraies), d’une proposition fausse : toute proposition sensée (fausse comme vraie) exprime quelque chose de la structure du monde.
Granger (54) : « Ainsi, les propositions d’un langage manifestent par leur forme la forme a priori du monde, son « échafaudage » logique. Le sens d’une proposition fausse n’en est donc pas moins pertinent à cette description du monde ; il peut nous apprendre quelque chose, on en peut tirer des conclusions, qui concerneront elles-mêmes, cela s’entend, la forme du monde, et non pas son contenu ».
4.024 : « Comprendre une proposition, c’est savoir ce qui a lieu quand elle est vraie » (≠ savoir si elle est vraie) : la connaissance du sens d’une proposition consiste dans la connaissance de ses conditions de vérité.
On la comprend dès qu’on en comprend ses constituants (termes / structure), sans savoir si elle est vraie : on comprend aussi bien des propositions fausses, hypothétiques ou encore inconnues / nouvelles, que des vraies ou vérifiées ou d’anciennes.
4.025 : la traduction n’opère pas au niveau de la proposition (telle qu’on peut la formaliser), mais au niveau des constituants de la proposition (noms, verbes, connecteurs, règles syntaxiques, etc.). C’est normal puisque le sens d’une proposition – et c’est cela qu’il s’agit de traduire, non la proposition elle-même en tant que phrase – consiste dans l’articulation de certains composants : c’est cette structure qu’il s’agit de transposer dans une autre langue. La même situation (le même sens) donnera lieu à des phrases fort différentes d’une langue à une autre : mais derrière ces phrases différentes, il n’y a qu’une seule proposition (un seul sens).
Occurrences de « traduction » dans TLP : 3.343, 4.0141, 4.025, 4.243.
4.026 : si le sens de la proposition ne nécessite pas d’explication pour être compris (4.02 – 4.021), en revanche la « signification » (Bedeutung) des « signes simples » (mots), des constituants élémentaires doit être expliquée, enseignée, préalablement.
Mais le niveau de la proposition est celui de l’entente immédiate et mutuelle, immédiatement mutuelle, pour ceux qui ont acquis en commun la signification des signes simples (Chauviré / Plaud ajoutent un « mais » au début de cette phrase).
4.027 & 1e phrase de 4.03 : sens nouveau / expressions anciennes
De là découle qu’il est de l’essence de la proposition – du langage – de pouvoir communiquer un sens nouveau avec des expressions anciennes. Dès que nous sommes en possession du vocabulaire et de la grammaire d’un langage (la signification des signes simples), nous sommes immédiatement capables de comprendre une infinité de phrases, nouvelles et inconnues : la « créativité linguistique » dont parle N. Chomsky.
Il y a ainsi un « automatisme du sens » (Pears / Bouveresse, Essais III, 67) : une fois un langage appris, toute combinaison sensée de signes est immédiatement comprise, même si elle n’a jamais été rencontrée auparavant ; nous comprenons immédiatement toute proposition, sans qu’on ait besoin de nous en expliquer le sens, et par là nous connaissons – avons en vue – tout aussi immédiatement la situation qu’elle représente (dont elle est l’image, cf. 4.021)
3. Les conditions de la figurativité, articulation et multiplicité (4.03 et 4.04)
Les prop. des sections 4.03 et 4.04 reprennent et prolongent les éléments de la théorie de l’image et du signe propositionnel des parties 2 et 3 du TLP. Pour qu’une proposition puisse représenter une réalité, il faut que son propre arrangement reproduise l’agencement réel (articulation d’une multiplicité).
4.03 – 4.032 : articulation
Le lien, la correspondance – l’inter-dépendance – entre la proposition et la réalité, la capacité de la proposition à « communiquer » une situation repose sur le caractère « logique » de l’image qu’elle est (4.03).
Logique, c’est-à-dire que c’est l’agencement de la proposition – le « rassemblement », la combinaison structurée de ses éléments en un tout – qui lui confère la possibilité de représenter une situation (qui est elle-même, rappelons-le, un agencement structuré de choses).
Agencement de la proposition élémentaire : « Un nom est mis pour une chose, un autre pour une autre, et ils sont reliés entre eux » (4.0311). Double voire triple relation : la relation entre les noms dans la proposition, la relation entre les choses dans le fait, la relation entre les noms reliés (de la proposition) et les choses reliées (de fait).
4.0312 : Dans la proposition c’est la « position des signes comme représentants des objets » qui assure son sens, c’est-à-dire sa capacité à représenter une situation du monde (sa figurativité). Comme par ex. dans les propositions de la forme aRb, la position respective de a et de b.
Cet agencement positionnel se montre directement à même les signes de la proposition : nul besoin de supposer qu’il y a des « constantes logiques » qui représenteraient quelque chose. La « relation » n’est pas quelque chose qui existe à part des choses qui sont en relation, et qui pourrait faire l’objet d’un discours sensé, d’une théorie logique. La relation se montre dans l’agencement des signes d’une proposition relationnelle (aRb).
Wittgenstein affirme – ici comme ailleurs – que c’est là sa « pensée fondamentale », qui le distingue de Frege et Russell, et qui renvoie plus largement à son refus de tout méta-langage et à la distinction entre ce qui se dit et ce qui se montre (sans pouvoir se dire). La logique rend possible le discours factuel, mais n’est pas elle-même de l’ordre des faits, et ne peut pas faire l’objet d’un discours factuel. Sur ce point, cf. aussi le commentaire des prop. 3.33 à 3.334.
4.032 : cette « segmentation logique » de la proposition est la condition de son sens, de sa figurativité, et toute proposition authentique est ainsi segmentée, même lorsque la structure apparente des langues usuelles ne le montre pas, le cache. La phrase latin ambulo (je marche) masque qu’il y a là deux éléments, un verbe et un sujet, un prédicat et un objet, derrière un signe / mot unique : en réalité, on a à faire à une proposition articulée de la forme M(a) (où M() est le prédicat / la fonction être-en-train-de-marcher et a l’argument déterminé de cette fonction, prenant ici la valeur « moi / je »).
4.04 – 4.0412 : degré de multiplicité
Pour qu’une proposition ait un sens, c’est-à-dire puisse prétendre à représenter la réalité (un fait), elle doit non seulement être segmentée / articulée mais l’être de manière à ce que le nombre des éléments qu’elle articule corresponde aux nombre d’éléments agencés dans le fait qu’elle veut décrire : elle doit avoir la même « multiplicité logique », la même « dimensionnalité » (Bouveresse, 142).
Référence est faite à la « Mécanique » de Hertz (1857-1894) et à ses « modèles dynamiques », exposés dans ses Principes de la mécanique. (une autre réf. à Hertz en 6.361).
Un « modèle dynamique » est un système matériel qui est le modèle d’un autre système matériel, et dont l’une des conditions pour cela est que « le nombre des coordonnées du premier système soit égal au nombre des coordonnées de l’autre » (§ 418). Correspondance terme à terme.
Du point de vue de la théorie de la proposition, cela signifie que pour représenter un fait (atomique) agençant n objets, la proposition (élémentaire) doit articuler elle-même n signes logiques. Et la proposition complexe doit articuler autant de propositions élémentaires qu’il y a de faits élémentaires dans la situation (complexe).
Granger (55) : « Autrement dit, la proposition élémentaire doit associer bi-univoquement les noms aux choses, et la proposition composée les propositions élémentaires aux états de choses. Une telle propriété — interne —, commune à la proposition et au fragment du monde dont elle est l’image rend possible la description. »
La « quantité » d’une proposition – p vaut-elle pour un nombre déterminé d’objets particuliers (1, 2, 3, etc.), un nombre indéterminé (« quelque », au moins un), des objets en général ou encore tous – doit être exprimée de manière précise dans la proposition en question, ce que permettent notamment les quantificateurs. Ou encore, s’il s’agit de décrire une relation factuelle à n éléments, cette multiplicité (n) doit apparaître dans la proposition, ce qui se montre clairement dans l’idéographie : par ex. une relation binaire du type de l’amour ou de la superposition spatiale devra avoir la forme f(x,y), une relation ternaire la forme f(x,y,z), etc.
4.041 – 4.0412 : W. s’empresse de préciser que cette propriété logique des propositions (la multiplicité) ne peut elle-même être représentée dans une proposition, faire l’objet d’un discours factuel (ce qui, pourtant, pourrait sembler être le cas ici-même…). Tenter de l’exprimer serait en fait la produire à nouveau : « On ne peut se placer en dehors d’elle en la représentant. » (4.041). Dire que toute proposition doit avoir une multiplicité déterminée, c’est énoncer une tautologie (non un fait).
4.0411 : sur l’expression de la généralité (et ses ambiguïtés)
Cette proposition semble surtout illustrer la nécessité logique d’exprimer de manière précise et claire la multiplicité au sens de la « quantité » de la portée d’une proposition, plutôt que l’impossibilité de former des proposition à propos de cette nécessité logique.
En l’occurence elle porte sur les ambiguïtés possibles dans la notation de la généralité (au sens du quantificateur universel).
« (x)fx » – autre notation de ∀x(Fx) – est la bonne manière de représenter symboliquement la généralité (« pour tout x, f(x) »), soutient Wittgenstein.
Wittgenstein va montrer que trois autres notations apparemment envisageables conduiraient à des ambiguïtés de sens.
Sur cette proposition, voir le commentaire d’E. Anscombe (An introduction to Wittgenstein, 139-141).
- expression de la généralité par l’emploi d’un indice préfixé, devant la fonction avec son argument : « Gén.fx » ne peut s’y substituer car on ne voit pas alors à quoi le préfixe s’applique (à x ? à f ?). « Gén.fx » pourrait signifier « (f)fx » au lieu de « (x)fx » (qui est attendu).
- correction de 1 : expression de la généralité par l’emploi d’un indice suffixé, sous l’argument : « f(xa) »Mais encore ambiguïté, car, écrit Wittgenstein, « nous ne saurions pas quelle est la portée de la notation de généralisation ».Anscombe le montre avec ces deux disjonctions (non exclusives), qui sont deux interprétations possibles indécidables de « Φ(xa) ∨ Ψ(xa) » :- « (x)Φ(x) ∨ (x)Ψ(x) » : (tout homme est mortel) OU (tout homme est issu d’un autre homme) ; ici, les 2 prédicats sont supposés s’appliquer universellement à tous les hommes (à toutes les valeurs de l’argument) ; la 1e proposition comme la 2e seront fausses si un seul homme ne possède pas le prédicat en jeu dans chacune d’elle. S’il y a par ex. certains hommes qui ne sont pas mortels et certains hommes qui ne sont pas issus d’autres hommes, alors les 2 propositions élémentaires seront fausses et par conséquent la proposition complexe aussi.- « (x) Φ(x) ∨ Ψ(x) » : tout homme est (mortel OU issu d’un autre homme) ; peut vouloir dire que certains hommes sont mortels (sans être issu d’un autre homme, ou en l’étant), mais d’autres non. La disjonction restera vraie dans le cas où certains hommes seulement sont mortels, certains autres issus d’un autre homme seulement, mais qu’à eux tous ils constitue l’ensemble intégral des hommes.NB : pourquoi « Φ(xa) ∨ Ψ(xa) » peut être interprété comme « (x) Φ(x) ∨ Ψ(x) », je ne le comprends pas tout à fait…
- Enfin, si l’on met le signe de généralité en position d’argument, dans le cas d’une relation doublement générale : « (G,G) . F(G,G) » serait également ambigu, car cela ne permettrait pas de fixer « l’identité des variables » (la position respective de x et y) : un tel symbolisme ne permettrait pas de distinguer relation symétrique et relation asymétrique.Ex. « tout homme possède toute chose » n’est pas clairement formalisé par « (G,G) . F(G,G) ».Anscombe prend à nouveau l’exemple d’une disjonction ambigüe : « (G,G)Φ(G,G) ∨ Ψ(G,G) »Celle-ci pour se lire de deux manières, sans que l’on puisse trancher :- « (x,y) Φ(x,y) ∨ Ψ(x,y) » (ce que l’on cherche à dire) : pour tout homme (x) (être homme (x) implique de posséder (Φ) toutes les choses (tout y)) OU (être homme (x) implique de manger (Ψ) toutes les choses (tout y))- « (x,y) Φ(x,y) ∨ Ψ(y,x) » (ce que la formule peut aussi signifier, faute d’indiquer l’identité positionnelle des variables) : pour tout homme (x) (être homme (x) implique de posséder (Φ) toutes les choses (tout y)) OU (être homme (x) implique d’être mangé (Ψ) par toutes les choses (tout y)) ; ici, le sens du symbole Ψ n’est plus le même (car Ψ désigne une relation asymétrique : la position des variables est donc significative).
Anscombe ajoute deux phrases anglaises présentant le même genre d’ambiguïté quant à l’application de la généralité :
- « If you can eat any fish, you can eat any fish » : proposition apparemment tautologique mais qui est en réalité fausse (Trad. française montrant sa fausseté : « Si tu peux manger ne serait-ce qu’un poisson, tu peux manger tout poisson »)
- « You can fool some of the people all of the time » : sur quoi porte « all the time » ? (trompeur permanent ou tromperie permanente, de certaines personnes?)
Dans tous ces cas, le sens est ambigu, et, partant, la vérité / fausseté indécidable, faute de bien saisir la portée de la généralisation (ou multiplicité) en jeu. La notation des quantificateurs frégéens permet de clarifier cette portée.
4. Vérité et fausseté de la proposition (4.05 – 4.06 et sqq.)
4.05 – 4.06 : la vérité et la fausseté de la proposition suppose la « comparaison » de la réalité à la proposition. Et cette comparaison ne peut être faite que dans la mesure où la proposition est l’image de la réalité (i.e. un agencement structuré comme elle, de manière isomorphe).
4.061 – 4.062 : il faut distinguer le sens d’une proposition de sa vérité ; et le sens est indépendant de la vérité, c’est-à-dire des faits (pas de comparaison à opérer).
Démonstration par l’absurde :
Faute de distinguer les deux, une fausse croyance est engendrée : le vrai et le faux paraissent, à tort, comme des relations entre les signes (les propositions) et ce qu’ils dénotent / désignent (leur référence réelle). On pourrait croire alors que pdésigne de manière vraie ce que non-p désigne de manière fausse (4.061) : on confond alors vrai / faux et positif / négatif.
4.062 : Il serait alors apparemment possible de faire comprendre la même chose, en remplaçant les propositions vraies par des fausses en précisant simplement qu’elles sont fausses.
Or cela ne fonctionne pas car : « si par « p » nous voulons dire non-p, et qu’il en soit ainsi que nous le disons [= utiliser une proposition fausse pour dire quelque chose de vrai], « p » est alors, dans la nouvelle conception, une proposition vraie et non une fausse » : une proposition considérée comme fausse (« p » ici) désignant le fait négatif réel correspondant (non-p), devient par là-même vraie, dans ce point de vue inversé.
Cela n’est pas possible « car une proposition est vraie si les états de choses sont tels que nous le disons par son moyen » : « p » (voulant dire en fait que non-p) est vraie si non-p est réel.
Dummett (in Frege’s Philosophy of Language, 320) propose une analogie éclairante du raisonnement de 4.062 :
« Il n’y a rien de tel qu’un jeu dont l’objet soit d’essayer de perdre. Au lieu de dire que deux personnes sont en train de jouer aux échecs, mais qu’elles se sont mises d’accord pour essayer de perdre, nous dirons qu’elles essaient de gagner, mais que ce à quoi elles sont en train de jouer, ce n’est pas au jeu d’échecs mais à une variante de celui-ci. »
4.0621 : On pourrait en revanche (« mais ») se faire comprendre de la même manière en utilisant des propositions affirmatives ou négatives pour dire la même chose, mais ce n’est pas la même chose que d’utiliser des phrases fausses à la place de vraies (l’hypothèse de 4.06).
Ne pas confondre vrai / faux (vérité) avec positif / négatif (sens) : parité / symétrie de l’affirmation et de la négation, mais imparité / asymétrie du vrai et du faux (raison de la première).
Qu’est-ce qu’une négation ? (4.061 à 4.0641)
Dans le contexte de la distinction entre sens et vérité, les propositions 4.061 à 4.0641 développent une réflexion sur la négation, qui aboutit finalement à 4.1 : « La proposition figure la subsistance [fait positif] ou la non-subsistance [fait négatif] des états de choses. »
Il y a pour ainsi dire un « mystère » de la négation, qui est d’ailleurs au cœur du livre d’E. Anscombe sur le TLP : qu’est-ce que dit au juste la négation d’une proposition ? Une manière d’énoncer ce mystère est de poser, à propos de la négation d’une proposition donnée, la question suivante : énoncer « ce qui n’est le cas » est-ce énoncer « ce qui est le cas à la place » ? comment comprendre et établir la différence entre les deux (puisqu’il apparaît qu’il le faut, comme le soutiennent les Carnets à la date du 25/11/14) ?
Sur toute cette question, nous renvoyons d’une part au livre d’E. Anscombe et à l’article de J-P. Narboux, « Négation et totalité dans le Tractatus », in Lire le Tractatus Logico-philosophicus de Wittgenstein.
La proposition (positive, affirmative : p) énonce un « fait positif », la proposition négative, au sens de celle qui nie la première (non-p), énonce un « fait négatif ».
Pour rappel, 2.06 :
« La subsistance des états de choses et leur non-subsistance est la réalité.
(La subsistance des états de choses et leur non-subsistance, nous les nommerons respectivement aussi fait positif et fait négatif.) »
Cf. aussi les Notes sur la logique (172-173) :
« Il y a des faits positifs et négatifs, mais non pas des faits vrais et des faits faux »
Un fait négatif : la non-subsistance (la non existence) d’un état de choses, ce qui exprimé (et de manière vraie) par une proposition de forme logique négative – telle que « cette rose n’est pas rouge », formalisée via le connecteur / foncteur de négation (¬ R(r)).
Un fait positif : la subsistance (l’existence effective) d’un état de choses, exprimé par une proposition de forme R(r).
Autrement dit, « p » et « non-p » (sa négation) sont de sens (meaning) opposé, mais désignent (bedeutung) le même fait : l’une affirme l’existence de ce fait (en tant que fait positif, donc), l’autre la nie (en tant que fait négatif, donc).
Par ex. : « cette rose est rouge » (« p ») désigne le même fait que sa négation « non-p » (« cette rose n’est pas rouge »), mais la première comme fait positif, la seconde comme fait négatif. En cela elles ont un sens opposé.
Même si p et ~p correspondent à une même réalité, à une même possibilité du monde (4.0621), elles ont cependant un « sens » opposé et en cela se rapportent en un sens à des « lieux logiques » qui s’excluent.
Sur la notion de « lieu logique », voir les prop. de la section 3.4, et leur commentaire dans cet article.
Le lieu logique de la proposition négative (non-p) est comme le négatif du lieu logique de la proposition affirmative correspondante (p) :
« La proposition négative détermine un lieu logique au moyen du lieu logique de la proposition niée, en décrivant son lieu logique comme se situant en dehors du premier. » (4.0641)
Carnets, 7/6/15 :
« il ne suffit pas de dire que non-p est « en dehors de p » ; il faut déterminer non-p comme « l’image négative de p » ».
C’est ce que cherche à montrer l’analogie avec la tâches noire sur un papier blanc (4.063).
On peut décrire la forme de cette tâche, soit en désignant chaque point noir (la tâche elle-même) – une conjonction de N(a) ∧ N(b) ∧ N(c), etc., soit en désignant chaque point non-noir (le hors-tâche, par contraste en quelque sorte, comme en négatif) – une conjonction de ~N(a) ∧ ~N(b) ∧ ~N(c), etc. : ou encore, on peut décrire cette tâche en énonçant pour chaque point de la feuille s’il est noir ou non-noir.
Cela se vérifie par l’application redoublée de la négation : non-non-p = p (le négatif du négatif restitue le positif).
Toutefois, dans leur exclusion logique, la proposition et sa négation sont intrinsèquement liées par la détermination du lieu logique de la seconde par le lieu logique de la première. Cette détermination des deux lieux logiques s’effectue de p vers ~p et non de ~p vers p, car il faut que p soit donné pour déterminer non-p. (4.0641)
Carnets, 8/6/15 :
« l’image négative d’une proposition ne peut être déterminée qu’au moyen de celle-ci. »
Carnets, 3/11/14 :
« Quand une image représente (…) ce-qui-n’a-pas-lieu, c’est aussi seulement en représentant cela-même qui n’a pas lieu.
Car l’image dit en somme : « Voici comment ce n’est pas », et la réponse à la question « ce n’est pas comment ? » est justement la proposition positive.
On pourrait dire : la négation se rapporte déjà au lieu logique que détermine la proposition niée. »
Ce que montre aussi l’analogie de l’image de la tâche noire (4.063) :
« pour pouvoir dire qu’un point est noir ou blanc, il me faut tout d’abord savoir quand un point sera dit blanc et quand il sera dit noir; pour pouvoir dire « p » est vrai (ou faux), il me faut avoir déterminé en quelles circonstances j’appelle « p » vraie, et par là je détermine le sens de la proposition »
Mais c’est justement arrivé à ce point (« alors ») que l’analogie « cloche ». En effet, suivant cette image, il serait possible d’indiquer un point sur la feuille sans même savoir ce que sont le blanc et le noir, ce qui reviendrait à pouvoir former une proposition supposée sensée mais dont on ne serait pas en mesure de déterminer les faits qui la rendent vraie (ou fausse). Ce qui est impossible étant donnée la définition de la proposition sensée : « Comprendre une proposition, c’est savoir ce qui a lieu quand elle est vraie » (4.024). Autrement dit, une telle proposition serait « une proposition détachée de son sens », partant dépourvue de sens, et qui « ne correspond à rien ». Au contraire, toute proposition sensée porte avec elle sa bi-valence vrai / faux, sans qu’il soit besoin de lui ajouter quoi que ce soit, en particulier l’acte de l’affirmer comme vraie (ou fausse), comme le souligne, contre Frege, la prop. 4.064 :
« Toute proposition doit déjà avoir un sens ; l’assertion ne peut le lui donner, car ce qu’elle affirme c’est justement ce sens lui-même »
Déterminer « en quelles circonstances j’appelle « p » vraie » revient à connaître les conditions de vérité de la proposition (quels sont les faits qui rendent la prop. vraie) : et ces conditions de vérité (et de fausseté) sont aussi bien celles de p que de non-p.
Et encore, dans les Recherches philosophiques, §447 :
« On a le sentiment que la proposition négative, pour pouvoir nier une proposition, devrait d’abord, en un certain sens, la rendre vraie. (L’assertion de la proposition négative contient la proposition niée, mais non l’assertion de la proposition niée.) »
Il y a, en ce sens, une sorte de primat des propositions positives, au point que E. Anscombe peut écrire : « Elementary propositions are essentially positive » (33).
Ainsi, si la proposition négatrice détermine un « autre lieu logique » que la proposition qu’elle nie, ce n’est pas au sens où elle déterminerait un lieu différent du lieu logique indiqué par la proposition niée, mais seulement au sens où elle détermine son lieu logique comme autre ou comme l’autre (l’inverse, l’opposé) de la proposition niée : elle décrit son lieu seulement comme situé « n’importe où sauf ici » (E. Lee, cité dans l’article de J-P. Narboux, « Négation et totalité dans leTractatus », in Lire le Tractatus Logico-philosophicus de Wittgenstein, p. 140). Inversement, la proposition définit son lieu logique comme situé « nulle part sinon ici » (idem, 145).
Autrement dit, la négation n’affirme rien, ou plutôt est irréductible à une affirmation : elle ne fait qu’opérer la négation d’une affirmation, sans plus ; elle ne fait qu’énoncer ce qui n’est pas le cas, sans énoncer ce qui est le cas à la place.
Par ex., la phrase « L’océan atlantique n’est pas bleu » n’identifie pas la couleur de l’océan Atlantique comme n’étant pas le bleu (donc comme étant, de manière indéfinie, une autre couleur que le bleu) ; la négation porte sur la copule de la fonction prédicative et nie que le sujet (océan) la vérifie : en elle-même, elle ne dit pas quelque chose comme « la couleur de l’océan atlantique est le non-bleu » ou « est une autre couleur que le bleu ».
De ce point de vue, il faut dire que le signe « ~ » ne représente rien, ne dit rien de la réalité : « dans la réalité, rien ne correspond au signe « ~ » » (4.0621).
Si le signe « ~ » désignait quelque chose de la réalité, alors la proposition « ~ ~ p » ne serait pas équivalente à « p ». Or, on l’a vu, elle l’est. L’engendrement d’une affirmation par une double négation, à titre d’exemple, montre que la négation ne saurait être assimilée à un objet mais constitue au contraire une possibilité intrinsèque présupposée par toute affirmation (5.44).
D’ailleurs, il faut même reconnaître que p et ~p peuvent dire la même chose, c’est-à-dire qu’il est possible d’exprimer un fait positif par une proposition négative (4.0621). La présence du signe de négation dans une proposition ne suffit pas à déterminer si la proposition a un sens négatif, énonce un fait négatif, ainsi qu’E. Anscombe commente 4.0621 :
« This, of course, does not mean that the occurrence of the sign of negation in a prepositional sign would prove that it did not state an elementary proposition. Wittgenstein warns us at 4.0621: ‘The occurrence of negation in a proposition is not enough to characterize its sens’ – i.e. to characterize it as negative rather than positive in sense; as stating, if true, a negative fact. » (33-34)
5.2341 : la négation est purement et simplement une « opération » (et non un « objet », cf. aussi 5.44), qui « inverse le sens de la proposition ».
Elle ne porte aucun contenu de sens, et, comme d’autres constantes logiques, elle peut parfois être supprimée, disparaître en étant remplacée par une autre notation, comme le montre l’ex. pris dans la prop. 5.441 : « ~(∃x) . ~fx » dit exactement la même chose que « (x) . fx » (il n’existe pas d’homme qui ne soit pas mortel = tous les hommes sont mortels).
Wittgenstein soutient également la thèse de l’unicité de la proposition négatrice d’une proposition donnée, en particulier en 5.513 :
« deux propositions sont opposées quand elles n’ont rien en commun ; et : à chaque proposition correspond une seule négation, parce qu’il n’y a qu’une seule proposition qui lui soit complètement extérieure. »
La proposition négatrice est donc l’autre au sens de l’unique autre, l’unique opposé de la proposition niée. Toute proposition a nécessairement une et une seule proposition qui la nie.
E. Anscombe propose une démonstration par l’absurde de cette unicité (62 et sqq.).
- Supposons qu’une proposition p puisse avoir deux négatrices notées : non-p (1) et non-p (2)
- Dans le cas où non-p (2) serait vraie, la disjonction (exclusive) de p et de non-p (1) pourrait être fausse
- La disjonction (exclusive) p ∨ non-p (1) ne serait plus une tautologie (toujours vraie) : puisque l’on pourrait admettre que seule non-p (2) soit vraie tandis que p et non-p (1) seraient fausses et l’une et l’autre.
- La conjonction p ∧ non-p (1) ne serait plus une contradiction (toujours fausse) : la contradiction nécessiterait de neutraliser aussi non-p (2), comme s’il s’agissait d’une double conjonction p ∧ non-p (1) ∧ non-p (2)