Lecture des propositions 4 à 4.0031 : l’homme, le langage, la philosophie

4.001 : La langue, ou mieux peut-être le langage, comme traduisent Chauviré / Plaud (Die Sprache) est « la totalité des propositions » : totalité des propositions (pourvues de sens) possibles.

A rapprocher de TLP 1 : « Le monde est tout ce qui a lieu »

Remarque importante cependant :

Il n’est pas précisé ici la totalité des propositions vraies, mais seulement sensées ;

La prop. 4.11, elle, sera plus restreinte : « La totalité des propositions vraies est toute la science de la nature »

Autrement dit, le langage est, si l’on veut, plus vaste que le monde réel : la totalité des propositions (vraies ET fausses) correspond non seulement à tout ce qui a lieu / ce qui est le cas, mais aussi à tout ce qui pourrait avoir lieu.

Granger : «  Définition qui fait apparaître celui-ci comme un corpus plutôt que comme un système de règles et un ensemble d’éléments. L’idée de Wittgenstein est bien en effet que le langage, comme le monde dont il est l’image isomorphe, est le sous-ensemble de faits pris comme expression des faits du monde, une miniature en quelque sorte, un microcosme. » (181).

4.002 : l’homme est un animal linguistique

Le langage fait partie de sa nature (de sa « forme de vie » caractéristique, dirait le 2e Wittgenstein), mais ne lui est pas pour autant clair.

Distinguer : la langue / le langage, tel que défini en 4.001 , de la « langue usuelle » et des langues (existantes).

Le langage doit être compris comme « la capacité de construire des langues / langages », des systèmes symboliques permettant de décrire la réalité : ces langages, quels qu’ils soient, permettent en droit d’exprimer « tout sens », de dire tout ce qui peut être dit de sensé à propos de la réalité (au delà même de ce qui est vrai). En ce sens, la capacité d’expression d’un langage est illimitée.

D’un autre côté, l’exercice de cette capacité n’est pas tout à fait conscient : l’homme n’a pas une idée bien déterminée de ce que (was) désigne (Bedeutet) chaque mot ni de la manière (wie) dont cette désignation s’opère. La langue usuelle d’un homme est comparable à ses organes : il s’en sert « naturellement » sans savoir exactement comment ils fonctionnent.

Il n’y a pas, pour l’homme, de saisie immédiate de la logique de la langue à partir de l’usage de sa langue usuelle.

Les langues existantes sont « compliquées » – notamment du fait des traits contingents qu’elles possèdent, des « conventions / ajustements tacites » et des multiples fins qui sont les leurs (une langue n’a pas pour seule finalité de décrire les faits : aussi donner des ordres, exprimer des valuers, etc., fonctions multiples sur lesquelles insistera la 2e philosophie de Wittgenstein)  : elles masquent et même travestissent la logique de la langue, c’est-à-dire la pensée, la forme de la pensée.

Mais il ne faut pas voir ici un mépris des langues usuelles ni le signe d’une imperfection de celles-ci. Au contraire, la proposition 5.5563 affirmera :« toutes les propositions de notre langue usuelle sont effectivement, telles quelles, parfaitement ordonnées du point de vue logique ».

Granger : « le langage usuel n’est nullement une approximation d’un langage formel parfait, et c’est lui qui d’abord est adéquat pour véhiculer le sens. (…) Bien que dépouillées des déguisements et des parures, les propositions qui composent les langages formalisés n’ont cependant aucun privilège essentiel par rapport à celles du langage usuel, car les unes et les autres dépendent des mêmes conditions générales de l’expression. » (180)

4.003 – 4.0031 : la philosophie comme thérapeutique

Cette obscurité du langage à lui-même explique les pseudo-propositions et les pseudo-problèmes de la philosophie, et plus généralement la possibilité du non-sens.

Ex. de pseudo-proposition, de pseudo-problème philosophique : « le Bien est-il plus ou moins identique / un / unitaire que le Beau ? »

C’est pourquoi la vraie philosophie doit être avant tout une « critique du langage » (4.0031), une thérapeutique du langage, une thérapeutique de la philosophie elle-même par elle-même.

Recherches philosophiques, § 309 : « Quel est ton but en philosophie ? – Montrer à la mouche comment sortir du piège à mouches. »

Cf. aussi les § 118 et sqq. des Recherches.

« D’où nos considérations tirent-elles leur importance, étant donné qu’elles semblent ne faire que détruire tout ce qui présente de l’intérêt, c’est-à-dire tout ce qui est grand et important ? (Pour ainsi dire tous les édifices, en ne laissant derrière elles que des débris de pierre et des gravats.) Mais ce sont seulement des châteaux de sable que nous détruisons, et nous mettons à découvert le fondement du langage sur lequel ils reposaient. » (§ 118)

Les résultats de la philosophie consistent dans la découverte d’un quelconque simple non-sens, et dans les bosses que l’entendement s’est faites en se cognant contre les limites du langage. Ce sont ces bosses qui nous font reconnaître la valeur de cette découverte. (§ 119)

Cf. aussi TLP, 4.111 et sqq., et notamment 4.112 :

Le but de la philosophie est la clarification logique des pensées.

La philosophie n’est pas une théorie mais une activité.

Une œuvre philosophique se compose essentiellement d’éclaircissements.

Le résultat de la philosophie n’est pas de produire des « propositions philosophiques », mais de rendre claires les propositions.

La philosophie doit rendre claires, et nettement délimitées, les propositions qui autrement sont, pour ainsi dire, troubles et confuses. (4.112)

Les prop. 4.114 à 4.116 font écho à l’avant-propos du TLP :

Elle [la philosophie] doit marquer les frontières du pensable, et partant de l’impensable.

Elle doit délimiter l’impensable de l’intérieur par le moyen du pensable. (4.114)

Elle signifiera l’indicible en figurant le dicible dans sa clarté. (4.115)

Tout ce qui peut proprement être pensé peut être exprimé. Tout ce qui se laisse exprimer se laisse exprimer clairement. (4.116)

L’avant-propos annonçait :

Le livre traite des problèmes philosophiques, et montre – à ce que je crois – que leur formulation repose sur une mauvaise compréhension de la logique de notre langue. On pourrait résumer en quelque sorte tout le sens du livre en ces termes : tout ce qui proprement peut être dit peut être dit clairement, et sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence.

Le livre tracera donc une frontière à l’acte de penser, – ou plutôt non pas à l’acte de penser, mais à l’expression des pensées : car pour tracer une frontière à l’acte de penser, nous devrions pouvoir penser les deux côtés de cette frontière (nous devrions donc pouvoir penser ce qui ne se laisse pas penser).

La frontière ne pourra donc être tracée que dans la langue, et ce qui est au-delà de cette frontière sera simplement dépourvu de sens.

Pour un commentaire de ces lignes, cf. Lecture de l’avant-propos