Lecture des propositions 2.1 à 2.225 – La théorie de l’image (Bild)

Le début du TLP a développé une « pseudo-ontologie » dont les termes essentiels sont « le monde », les « faits », les « états de choses » et les « objets ». Le point saillant étant que la réalité y est conçue comme la totalité des faits et non des choses, c’est-à-dire d’agencements, de configurations d’éléments entrant dans des relations déterminées : le monde est tout « ce qui a lieu » ou « ce qui est le cas », l’ensemble des « situations » (Sachlagen) dans lesquelles se présentent des « choses » en connexion les unes avec les autres.

Les propositions suivantes vont s’articuler à cette ontologie, pour déterminer ce qui est pensable et ce qui est dicible.

Le problème principal du Tractatus est en effet – on l’a vu dans l’Avant-propos – de déterminer les limites du pensable et du dicible, la « frontière » entre ce qui a du sens et ce qui n’en a pas, mais cela même suppose de déterminer plus généralement comment le langage peut parler du monde, en dire quelque chose, le représenter, ou bien comment faits et états de choses peuvent faire l’objet d’une pensée, d’un discours sensé.

C’est ce à quoi va s’atteler le TLP à partir de la proposition 2.1.

Comment peut-on parler du monde ? Comment nous est-il possible d’en dire quelque chose de sensé et le cas échéant de vrai ?

Il y eut là longtemps pour Wittgenstein une sorte d’énigme – dont témoignent les Carnets – dont la théorie « picturale » de la proposition – « théorie de la proposition-image » ou théorie de l’Abbildung – qui débute ici, se veut la solution.

« Voilà la difficulté rencontrée par ma théorie de la représentation logique : trouver un lien entre le signe écrit sur le papier et un état de choses du monde extérieur.

J’ai toujours dit que la vérité est une relation entre la proposition et l’état de choses, mais sans pouvoir jamais arriver à découvrir une telle relation. » (Carnets, 27/10/14)

1. L’image comme fait représentant un autre fait (2.1 à 2.19)

« 2.1 Nous nous faisons des images (Bilder) des faits. »

De fait, « nous » – humains – nous représentons les faits du monde, les configurations d’états de choses, nous nous faisons des « images » des faits : ceci est un fait, et ces images sont elles-mêmes des faits (2.141).

Le mot « image » avait été une première employé en 2.0212 (« esquisser une image du monde (vraie ou fausse) »).

Se faire une « image des faits » qu’est-ce que cela signifie plus précisément ici ?

Comment définir et comprendre cette « relation représentative » (2.1513, die abbildende Beziehung) ?

Se faire une image du monde, c’est se représenter un fait, comme ayant lieu ou n’ayant pas lieu, peu importe ici pour le moment : « L’image présente la situation dans l’espace logique, la subsistance (ou existence) et la non-subsistance (ou non-existence) des états de choses » (2.11).

Mais comment l’image peut-elle ainsi présenter ou représenter une situation ?

C’est tout d’abord parce que l’image est elle-même un fait (2.141), et, comme tout fait, un fait composé : une image n’est pas un bloc inanalysable mais une composition d’éléments selon une certaine structure.

L’image est un fait en ce sens qu’elle est une réalité du monde, quelque chose qui a lieu : elle a d’ailleurs la plupart du temps – ou peut-être toujours – un support physique (par ex. un dessin sur du papier, un plan ou une carte géographique, une phrase écrite ou prononcée, etc.).

« L’image est elle-même un fait, un fragment du monde, mais en vertu d’une propriété fondamentale et a priori de ce monde, on peut choisir en lui des faits ayant même structure que d’autres, c’est-à-dire tels que les éléments de l’un soient dans les mêmes relations mutuelles que les éléments de l’autre. (2.15.) » (Granger, 47).

Autrement dit, certains faits du monde peuvent servir à en représenter d’autres : ce sont alors des « images » au sens de Wittgenstein.

Ainsi l’image – toute image – est un fait qui tient lieu d’un autre fait, qui en est le symbole, le signe, le représentant : or, « pour que quelque chose – une proposition, un dessin, une photographie, des hiéroglyphes, etc. – puisse « tenir lieu » de quelque chose dans la réalité, disons une situation, ce quelque chose doit avoir quelque point commun avec cette situation » (Marion, 54)

Comme l’écrivent les propositions 2.16 et 2.161 :

« Pour être une image, le fait doit avoir quelque chose en commun avec ce qu’il représente. » (2.16)

« Dans l’image et dans le représenté quelque chose doit se retrouver identiquement, pour que l’une soit proprement l’image de l’autre. » (2.161)

On va voir que ce point commun, cette identité est d’ordre « structural » : si l’on peut dire qu’une image « ressemble » au fait qu’elle représente, cette ressemblance n’est pas à proprement parler figurative (ressemblance de contenu), mais structurale (ressemblance de forme).

Isomorphisme et projection

« Lorsque je vois, par exemple, d’un dessin qu’il représente un fait que j’observe, c’est parce qu’il possède des éléments, disons, une table, un bol, des pommes rouges, et que ceux-ci sont agencés de la même manière que les véritables objets de la scène devant moi. Dans les Carnets, Wittgenstein dira : « C’est par la correspondance que j’établis entre les composants de l’image et les objets, et seulement par elle, que l’image représente alors un état de choses, et qu’elle est correcte ou non » (C, p. 76) » (Marion, 56).

Selon l’un de ses biographes, von Wright, la genèse de cette conception remonterait à la vue de la maquette d’un accident lors d’un procès (cf. Plaud, 33), auquel les Carnets font également référence : « comme lorsque devant un tribunal parisien un accident d’automobile a été représenté au moyen de poupées » (C., 29/09/14, 32).

L’image reflète le fait, c’est-à-dire est elle-même un fait présentant une certaine configuration d’éléments (imagés), correspondant terme-à-terme et surtout relation-à-relation à la configuration des éléments (réels) du fait représenté.

Les Carnets donnent l’exemple d’un dessin schématique :

Et le commentent ainsi : « Si dans cette image le personnage de droite représente l’individu A et le personnage de gauche l’individu B, l’ensemble pourrait s’exprimer à peu près « A se bat en duel avec B » » (29/09/14, 32).

Une image est elle-même un fait structuré, non pas un agrégat mais une configuration d’éléments ayant une certaine « structure » interne : ses éléments sont dans un rapport déterminé d’interdépendance les uns avec les autres (2.14, 2.15). Une image a donc une « forme de représentation », une logique ou une « forme logique » particulière qui lui assure la possibilité de coordonner ses éléments d’une manière structurée. Et c’est aussi cette forme de représentation, cette structuration interne qui lui confère la possibilité de refléter les choses du monde, les faits, c’est-à-dire d’autres configurations structurées d’éléments.

« Ce que l’image doit avoir en commun avec la réalité pour la représenter à sa manière – correctement ou incorrectement – c’est sa forme de représentation. » (2.17)

Le fait est une configuration d’objets (entités) organisés selon une certaine structure, un certain rapport (par ex. le chat – objet 1 – est couché sur – rapport – la table – objet 2).

De même l’image (comme tout fait) est une composition d’éléments organisés selon une certaine structure, un certain rapport.

Si objets (du fait), éléments (de l’image) et structure (des 2) correspondent, alors l’image représente le fait.

« Aux objets correspondent, dans l’image, les éléments de celle-ci. » (2.13)

« Les éléments de l’image sont les représentants des objets dans celle-ci. » (2.131)

« L’image consiste en ceci, que ses éléments sont entre eux dans un rapport déterminé. » (2.14)

« Que les éléments de l’image soient entre eux dans un rapport déterminé présente ceci : que les choses sont entre elles dans ce rapport. » (2.15)

C’est l’organisation des éléments de l’image qui assure sa capacité à représenter un fait, qui assure la « ressemblance » entre l’image et le fait, plus que ses éléments eux-mêmes en eux-mêmes ou que leur ressemblance avec les entités qu’ils représentent : ce qui compte c’est que l’image et le fait aient le même nombre d’éléments et la même structure relationnelle, la même organisation.

Les Carnets notaient déjà : « C’est en tant seulement que logiquement articulée que la proposition est image d’un état de choses. (…) Le nom n’est pas image de ce qu’il dénomme » (3/10/14)

cf. représentation schématique d’un visage (cf. video de Kyle Banick : https://youtu.be/Zt3wbBlbVuM?t=238

Bouveresse : « le seul élément de figurativité réellement indispensable dans le langage réside dans la configuration ou l’arrangement d’éléments qui n’ont nul besoin d’être eux-mêmes figuratifs. » (130).

Isomorphisme

Il y a donc isomorphisme, communauté de structure, entre l’image et le fait qu’elle représente, ils ont même « forme logique » (2.18, 2.2), et c’est cet isomorphisme qui permet à l’image d’être représentative, de refléter la réalité.

Isomorphisme en un sens mathématique et scientifique : relation bijective entre les éléments de l’image et leurs relations d’un côté, et les éléments et relations constitutifs du fait de l’autre., selon un certaine règle de projection.

En ce sens, l’image est « un modèle de la réalité » (2.12), une sorte de schéma, de dessin technique, de maquette, de miniature. Le terme de modèle étant probablement repris des modèles mécaniques de Boltzmann et Hertz (le Tractatusrelève d’une « philosophie d’ingénieur », Chauviré, 90), comme en atteste par ex. 4.04 :

« Dans la proposition, il doit y avoir exactement autant d’éléments distincts que dans la situation qu’elle présente.

Toutes deux doivent posséder le même degré de multiplicité logique (mathématique). (Comparez avec la « Mécanique » de Herz, à propos des modèles dynamiques.) »

Multiplicité logique : si le fait est une configuration de n entités reliées entre elles par x relation(s), alors l’image doit articuler le même nombre de signes.

Et déjà dans les Carnets :

« Dans la proposition [douée de sens], un monde est composé en vue d’une épreuve » (Carnets, 32) : la proposition est une « réplique logique », qui représente les « propriétés logiques des états de choses » (idem, 33).

Ainsi l’image est « attachée » (2.1511), reliée à la réalité par cet isomorphisme : et c’est par lui qu’elle peut « atteindre » la réalité (2.1511), la mesurer à la manière d’une « règle graduée » (2.1512), « toucher » la réalité comme avec des « antennes » (2.15121, 2.1515), lui correspondre et prétendre ainsi à une valeur de vérité (V/F).

Cette théorie « picturale » est la solution que Wittgenstein a trouvé à l’énigme de la représentation.

Métaphore de la règle : ainsi « la proposition épouse-t-elle étroitement la situation à laquelle elle s’ajuste, comme une règle s’applique en chacun de ses points à l’objet à mesurer » (Chauviré, 91).

Projection

Il y a donc un rapport de projection – en un sens géométrique – entre les faits et leurs images (le mot Projektion est employé une première fois à la proposition 3.11), sur lequel reviendront les propositions de la section 4.01 dont la proposition-mère définit la proposition comme une « image » et un « modèle » de la réalité :

«  À première vue, la proposition – telle qu’elle est imprimée sur le papier, par exemple – ne parait pas être une image de la réalité dont elle traite. Mais la notation musicale, à première vue, ne parait pas être non plus une image de la musique, ni nos signes phonétiques (les lettres) une image des sons de notre langue.

Et pourtant ces symbolismes se révèlent bien comme étant, même au sens usuel du mot, des images de ce qu’ils présentent. » (4.011)

« Le disque de phonographe, la pensée musicale, la notation musicale, les ondes sonores sont tous, les uns par rapport aux autres, dans la même relation représentative interne que le monde et la langue. » (4.014)

« Qu’il y ait une règle générale grâce à laquelle le musicien peut extraire la symphonie de la partition, et grâce à laquelle on peut extraire la symphonie des sillons du disque, et derechef, selon la première règle, retrouver la partition, c’est en cela que repose la similitude interne de ces figurations apparemment si différentes. Et cette règle est la loi de projection qui projette la symphonie dans la langue de la notation musicale. C’est la règle de traduction de la langue de la notation musicale dans la langue du disque. » (4.0141)

La partition, par ex., représente par des relations spatiales des relations temporelles (durée des notes, rythme) et acoustiques (hauteur, intervalles). Et il en va de même des autres modes de représentation du son et de la musique (les sillons du disque, ou aujourd’hui leur version numérique).

L’image (quelle que soit sa forme physique) est donc un modèle réduit du fait, une « réplique logique » (Carnets, 29, 31, 34), obtenu par une forme de projection, obéissant à certaines règles (règles assurant la correspondance entre représentant et représenté, dans un sens et dans l’autre).

Se faire une image d’un fait, c’est donc se représenter et le cas échéant affirmer – à tort ou à raison – qu’a lieu dans le monde une configuration d’éléments qui est la « même », c’est-à-dire en fait qui a la même forme logique – des éléments ayant les mêmes rapports – que celle de la réalité :

« Que les éléments de l’image soient entre eux dans un rapport déterminé présente ceci : que les choses sont entre elles dans ce rapport. » (2.15).

Granger, 175 : « Toute pensée, au sens strict du terme, consiste donc à organiser un fragment du monde – un ensemble de signes – de telle façon que sa structure soit exhibée comme réplique de la structure d’un autre fragment de monde, que je décris. »

Caractère implicite de la forme

Mais cette structure que l’image exhibe, cette « forme logique », l’image ne peut pas la représenter, la dire (comme elle représente et dit la réalité), elle peut seulement la montrer, l’exhiber: l’image figure la réalité de l’extérieur mais en revanche sa propre forme ne lui est pas extérieure, elle « ne peut se placer en dehors de sa forme de figuration » (2.174).

D’où les propositions 2.172 à 2.174, qui contrastent avec la proposition 2.171 : si l’image peut représenter « toute réalitédont elle a la forme » (2.171), en revanche aucune image ne peut représenter cette forme en elle-même :

« Mais sa forme de représentation, l’image ne peut la représenter; elle la montre. » (2.172), car « l’image ne peut se placer en dehors de sa forme de figuration. » (2.173).

La « forme logique » de la proposition – et donc aussi du fait – se montre dans la proposition mais ne peut être dite par elle. Ce qu’on peut appeler avec Bouveresse et Pears le « caractère implicite de la forme » (Bouveresse, 66).

La forme se montre : la forme, la structure est directement vue dans l’image, à même l’image (cf. les duellistes et, plus loin, ci-dessous, aRb)

La forme ne peut être dite, énoncée, représentée par l’image : une image ne peut pas représenter la forme qui est la sienne (et celle du fait qu’elle représente).

Si une image tentait de représenter sa propre forme, on obtiendrait la même image, à nouveau, et ainsi de suite…

cf. video de Kyle Banick : https://youtu.be/Zt3wbBlbVuM?t=482

Autrement dit, le langage peut décrire la réalité, mais ne peut pas décrire la manière dont il décrit la réalité, la « forme picturale » qui lui permet de décrire la réalité : il « montre » seulement cette forme, en décrivant la réalité.

Les différentes sortes d’images

Toute « image » au sens de Wittgenstein – on l’a compris – n’est pas linguistique (une image linguistique = une phrase) : il y a des images spatiales, des images colorées, des images sonores, etc. Tout signe structuré peut être appelé « image ».

Une image spatiale peut bien sûr représenté tout ce qui est spatial (2 .171): par ex. une carte géographique, ou même un tableau (figuratif) peut représenter l’espace physique et les relations spatiales réelles (position, distance, proportions, etc.).

Notons au passage qu’à la différence d’une image linguistique (une proposition) une image spatiale ne peut pas représenter quelque chose de spatialement impossible / incompréhensible : par ex. une carte de géographie peut être vraie ou fausse (mal situer telle montagne ou rivière par ex.), mais ne peut pas être dénuée de sens, c’est-à-dire représenter quelque chose de spatialement impossible.

Alors qu’une proposition peut tenter d’exprimer un fait logiquement impossible (par ex. Socrate est un nombre premier est une phrase que le langage ordinaire peut former, mais c’est une proposition insensée).

Ou pour reprendre l’exemple géographique : on peut dire « A est au nord de B et B est au nord de A » (et cette phrase n’est pas même vraie ni fausse : elle est insensée) ; par contre, une carte ne peut pas placer A au dessous de B et en même temps B en dessous de A.

Mais toute image n’est pas spatiale. Et une réalité non spatiale peut parfaitement être représentée par une image spatiale (ou l’inverse) : par ex. la partition musicale représente spatialement des réalités temporelles ou sonores… 

En revanche, dans tous les cas, pour pouvoir représenter la réalité toute image doit être, au moins, une « image logique », c’est-à-dire avoir la « forme logique » en commun avec la réalité qu’elle représente : c’est à cette condition que l’image est « sensée », c’est-à-dire qu’elle peut prétendre représenter la réalité (ce qui ne signifie pas encore qu’elle soit vraie) :

« L’image logique peut représenter le monde. » (2.19)

« La proposition est l’image logique par excellence, parce qu’elle n’est que cela » (Chauviré, 88) : le langage peut être oral ou écrit, etc., peu importe. Le contenu propositionnel (une fois formalisé) est indépendant de son support (oral, écrit, telle ou telle langue).

Quoiqu’il en soit, Wittgenstein maintient une continuité forte entre images « concrètes » et « abstraites » : pour lui, le dessin est déjà une forme d’écriture, de représentation schématique et en cela logique (cf. les duellistes) ; de même, la proposition du langage est encore une sorte de dessin, de schéma.

Ainsi, en TLP, 4.012 :

« Il est patent que nous percevons une proposition de la forme « aRb » comme une image. Il est patent qu’ici le signe est une métaphore du dénoté. »

Une proposition de la forme « aRb » : Platon aime Socrate, par. ex., ou a vaut pour Socrate, b vaut pour Platon, et Rsignifie la relation « être aimant de ».

Dans la phrase Platon aime Socrate, comme dans sa version symbolisée ou abstraite aRb, la forme logique du fait, sa structure, l’agencement en lequel il consiste, est immédiatement visible, se montre dans son image, comme dans celle des duellistes : a et b renvoient à deux entités (objets réels : Socrate et Platon) reliés, articulés entre eux par la relation réelle d’amour (représentés par le signe aime ou le signe R, placé précisément entre eux dans l’image, symbolisant leur relation).

Ainsi les propositions sont des « tableaux de choses » (Rossi, 39), des « tableaux vivants » (4.0311).

2. Distinction sens et vérité de l’image (2.2 à 2.225)

La proposition 2.2 précise 2.19 : si l’image peut représenter le monde, c’est qu’elle a en commun avec lui la « forme logique ». L’image reflète donc en un sens la logique du monde, la structure fondamentale de tout fait.

C’est pourquoi l’image – et partant, la pensée et le langage – excède le monde effectif ou actuel : ce que représente de la réalité une image ce sont les faits possibleslogiquement possibles, que ceux-ci soient des faits « positifs » ou des faits « négatifs » (au sens de 2.06), c’est-à-dire ayant effectivement lieu ou n’ayant effectivement pas lieu. D’où les 3 propositions qui suivent immédiatement 2.2, et qui insistent sur cette notion de possibilité (nous soulignons) :

« L’image représente la réalité en figurant une possibilité de subsistance et de non-subsistance d’états de choses. » (2.201)

« L’image figure une situation possible dans l’espace logique. » (2.202)

« L’image contient la possibilité de la situation qu’elle figure. » (2.203)

Cette capacité a représenter une situation possible, c’est ce que Wittgenstein nomme le sens de l’image :

« Ce que l’image figure est son sens. » (2.221)

Autrement dit, l’image a pour sens la figuration qu’elle présente de la réalité possible, la situation possible qu’elle représente.

On peut donc savoir a priori si une image est sensée ou non : elle est sensée si elle a une forme logique, ce qui revient à dire qu’elle « contient la possibilité de la situation qu’elle figure » (2.203), indépendamment du fait de savoir si cette situation existe, a lieu ou non, est le cas ou non.

Le fait que la proposition figure a priori son sens avant toute confrontation avec la réalité (avant de pouvoir en déterminer la vérité), garantit que nous puissions comprendre des phrases jamais entendues auparavant, et par là aussi la créativité indéfinie du langage, du fait des possibilités multiples de combinaison de ses éléments : une proposition est capable de nous communiquer un sens nouveau à l’aide d’expressions anciennes.

« Il est dans la nature de la proposition de pouvoir nous communiquer un sens nouveau. » (4.027)

« Une proposition doit communiquer un sens nouveau avec des expressions anciennes. » (4.03)

Cela signifie du même coup que le langage nous permet d’exprimer des faits nouveaux, en fait n’importe quel fait.

En tout cas, la théorie de l’image implique donc qu’ « on ne peut correctement parler que du monde » (Granger, 46), puisqu’une image n’a de sens que pour autant qu’elle a une forme logique, c’est-à-dire la forme logique du monde même (celle des faits, telle que déterminée par la pseudo-ontologie du début du TLP).

Le sens d’une image est donc indépendant de sa vérité (en revanche, la possibilité pour une image d’être vraie ou fausse présuppose qu’elle ait un sens ; une image insensée ne peut être ni vraie ni fausse).

Déjà les Carnets notaient : « le signe propositionnel garantit la possibilité du fait qu’il représente (et non pas que ce fait ait réellement lieu » (5/11/14)

Pour savoir si l’image est vraie ou fausse, il faut de plus la comparer avec la réalité, la confronter ou la tester :

« Dans la proposition [douée de sens], un monde est composé en vue d’une épreuve » (Carnets, 32)

De même, TLP, 4.031 : « Dans la proposition, les éléments d’une situation sont pour ainsi dire rassemblés à titre d’essai. »

Bouveresse : « La proposition est une construction qui montre comment les choses doivent être pour qu’elle soit vraie. (…) Une proposition est justement une proposition au sens de quelque chose qui est « proposé », et proposé, comme dit Wittgenstein, « à titre expérimental » [probweise, 4.031] » (136)

TLP, 4.023 dira également : « La proposition construit un monde au moyen d’un échafau­dage logique »

C’est pourquoi si l’on peut savoir a priori si une image (ou une proposition) est sensée ou non, en revanche il n’y a pas d’image vraie a priori (2.225), car l’image n’est pas la réalité elle-même et elle la figure de l’extérieur : « L’image figure son corrélat de l’extérieur (son point de vue est sa forme de figuration), c’est pourquoi elle présente son corrélat correctement ou incorrectement. » (2.173)

La proposition – mettons une phrase affirmative – d’une part montre comment sont ou pourraient être les choses (montre son sens) et d’autre part dit que les choses sont ainsi (4.022). Elle peut être vraie (si les choses sont effectivement ainsi) ou fausse (si les choses ne sont pas ainsi); pour le savoir, il faut la confronter à la réalité. Mais pour la comprendre il n’est pas nécessaire de savoir si est vraie ou si elle est fausse; la comprendre, c’est seulement « savoir ce qu’il advient si elle est vraie » (4.024)

Cette indépendance du sens et de la vérité peut être montré également avec le cas des propositions négatives : une proposition négative a le même sens qu’une proposition positive – elles décrivent le même fait ; ce qui les distingue est seulement que la première nie l’existence du fait alors que la 2e l’affirme.

Du point du vue du sens non-p ne se distingue pas de : « le chat est sur la table » a le même sens que « le chat n’est pas sur la table », « il pleut » que « il ne pleut pas ». On pourrait y substituer : « il est vrai que le chat est sur la table  / il pleut » et « il est faux que le chat est sur la table / il pleut ».

De même, dans les Carnets : «  On peut représenter le fait que deux hommes ne se battent pas en les représentant ne se battant pas, mais aussi en les représentant en train de se battre et en disant que l’image montre ce qui n’a pas lieu. » (1/11/14)

En revanche, si p est vraie, alors non-p est nécessairement fausse (soit il pleut, soit il ne pleut pas).

Autrement dit p et non-p ont le même sens mais pas la même valeur de vérité.

« C’est le mystère de la négation : les choses ne se passent pas ainsi, et pourtant nous pouvons dire comment les choses ne se passent pas. » (Carnets, 15/11/14).

C’est aussi pourquoi les propositions fausses peuvent nous apprendre quelque chose.

Bouveresse : « La proposition fausse peut, en dépit de sa fausseté, dire quelque chose sur la réalité, parce qu’elle a en commun avec elle la possibilité de la structure (que Wittgenstein appelle la forme) : les objets peuvent (bien qu’ils ne le soient pas) être arrangés dans l’état de choses comme le sont les noms dans le signe propositionnel » (127, n.1)

Et c’est aussi pourquoi Wittgenstein écrit dans le TLP que « On peut d’une proposition fausse tirer des inférences. » (4.023)