Lecture des propositions 3.33 à 3.334 – Critique de B. Russell et illégitimité du méta-langage

L’ensemble des propositions de la section 3 portent sur la proposition en tant que celle-ci est l’expression sensible de la pensée (elle-même image logique du monde), et sur sa structuration.

En montrant qu’il fallait distinguer signe (sensible) et symbole (logique), les propositions 3.3 à 3.328 ont établi la nécessité d’en passer par une « langue symbolique (…) qui obéisse à la grammaire logique – à la syntaxe logique. » (3.325), condition pour éviter les « sortilèges » de la langue usuelle.

Les propositions 3.33 à 3.334 forment une sorte de digression critique qui vise en particulier B. Russell et sa « théorie des types ». Elles sont surtout les premières du TLP à mettre clairement en question la possibilité même d’un discours sensé sur la logique – d’une théorie logique –, et à mobiliser la distinction wittgensteinienne capitale entre ce qui se « montre » et ce qui se « dit ». Elles préparent en ce sens « l’auto-destruction » de la fin du TLP : «  Mes propositions sont des éclaircissements en ceci que celui qui me comprend les reconnaît à la fin comme dépourvues de sens » (6.54). Proposition que Bouveresse paraphrase ainsi : « ses propositions ont pour but de nous amener à un point de vue sur le langage et le monde qui élimine le besoin et la tentation de formuler des propositions de ce genre » (Lire le Tractatus…, 57).

Les propositions 3.34 à 3.5 reprendront ensuite le fil principal de la section 3 et aboutiront à l’identification de la pensée et de la proposition sensée.

Critique de la « théorie des types » de Russell et des Principia Mathematica (3.33 et sqq.)

Cf. A. Chauve, 67 et sqq.

Cf. S. Gandon, « Wittgenstein dans la fabrique des Principia. Sur et autour de Tractatus 3. 33 » (PDF) ; et S. Gandon, Etudes sur le premier Wittgenstein, 47 et sqq.

3.33 – 3.331 : Il n’y a pas de théorie logique (ni possible, ni nécessaire)

La syntaxe des signes est indépendante de leur signification (ce qu’ils désignent dans la réalité : Bedeutung) : les règles de la syntaxe logique (la manière dont une proposition doit être construite pour être sensée) doivent être fixes indépendamment de la signification.

Ce que dit la proposition (la signification de ses signes, ce qu’ils dénotent) et comment elle est construite (la syntaxe logique de ses signes, comment ils dénotent) relèvent de deux descriptions entièrement différentes.

L’une – le sens – peut être dite, l’autre – la structure – se montre seulement, à même les signes et leur usage.

3.331 : critique de la « théorie des types » de Russell

Russell élabore sa « théorie des types » dans les Principia Mathematica (1910-1913), notamment pour répondre au paradoxe qu’il a découvert auparavant dans la théorie des ensembles : l’ensemble des ensembles n’appartenant pas à eux-mêmes appartient-il à lui-même ? Ou version imagée : Un barbier se propose de raser tous les hommes qui ne se rasent pas eux-mêmes, et seulement ceux-là. Le barbier doit-il se raser lui-même ?

Remarques :

Un ensemble est le « groupe » de toutes les choses qui ont un prédicat commun : par ex. l’ensemble de tout ce qui est vert (l’ensemble de toutes les choses vertes).

On peut concevoir le prédicat « se pas se contenir soi-même » et son contraire « se contenir soi-même ». 

La plupart des ensembles possèdent le premier de ces deux prédicats, ne se contiennent pas eux-mêmes : par ex. l’ensemble de tout ce qui est vert ne se contient pas lui-même car un ensemble n’a pas de couleur (et n’est donc pas vert).

Mais on peut concevoir un ensemble possédant le second prédicat, un ensemble qui se contient lui-même : par ex. l’ensemble de tout ce qui est ensemble, l’ensemble de tous les ensembles, est un ensemble qui se contient lui-même (puisqu’il est lui-même un ensemble).

Le paradoxe apparaît lorsque l’on forme le concept de l’ensemble de tous les ensembles qui ne se contiennent pas eux-mêmes et que l’on se demande s’il possède ou non le prédicat « se contenir soi-même ».

Une théorie hiérarchisée des types permet d’éviter ce paradoxe en interdisant la construction de certains concepts ou l’emploi de certains prédicats (tel que celui d’ensemble des ensembles n’appartenant pas à eux-mêmes) qui ne respectent pas cette hiérarchie.

Appliquée aux fonctions propositionnelles, cette contrainte « typologique » s’illustre par le non-sens qu’il y aurait à traiter une fonction (F()) comme on peut traiter son argument (x) : par ex. en tentant d’écrire x(F) ou, comme on le verra plus loin, F(F(x)).

W. ne conteste pas qu’il y ait des « types logiques » mais ce n’est pas la signification des termes qui définissent leur type, c’est leur usage, leur emploi, leur place dans une syntaxe correctement écrite. Or chez Russell, les contraintes typologiques sont « adossées à des considérations sur la réalité » (Gandon, p. 3)

Dans « aRb », R symbolise une relation mais n’est pas pour autant, en soi, un symbole de relation. C’est la syntaxe de la formule aRb, l’agencement de signes qu’elle montre qui donne aux signes leur valeur symbolique.

Notes de Norvège (1914, 199) :

« Dans “aRb”, “R” n’est pas un symbole, mais c’est le fait qu’il soit entre deux noms qui a valeur symbolique. »

De même, TLP 4.1211 :

« C’est ainsi que la proposition « fa » montre que dans son sens l’objet a apparaît ; les deux propositions « fa » et « ga » montrent que dans toutes les deux il est question du même objet a. »

Ainsi, « on ne peut pas parler des types et les symboles « montrent » (Notes sur la logique, 1913, p. 108) ce que la théorie des types essaie mais ne peut pas réussir à « dire  » (Mathieu Marion, « Ludwig Wittgenstein. Introduction au Tractatus logico-philosophicus », 46)

Au bout du compte, une théorie des types n’est ni nécessaire (superflue), ni possible (car elle ne peut être énoncée comme théorie).

Elle n’est pas nécessaire, car les symboles montrent d’eux-mêmes leur type, par leur emploi logico-syntaxique : par ex. dans f(a), la lettre a se montre comme le symbole d’un objet (un nom) du fait de sa place d’argument de la fonction, et le signe f() se montre comme le symbole d’une fonction / prédicat / concept du fait qu’il requiert un argument, indique son caractère « insaturé » (Frege).

Elle n’est pas possible, car les notions logiques (nom, objet/chose, fonction, prédicat, concept, relation, proposition, nombre, etc.) sont des concepts « formels » (et non « matériels ») : ce ne sont pas des « choses », des entités, ni des faits du monde, mais des propriétés formelles communes au monde et au langage qui permet de décrire celui-ci.

Notes de Norvège (1914, 199) :

« Une THEORIE des types est donc impossible. Elle essaie de dire quelque chose des types, alors qu’on ne peut peut parler que des symboles. Or ce qu’on dit des symboles, ce n’est pas que tel symbole est de tel type, ce qui serait pour la même raison un non-sens ; mais on dit simplement : voici le symbole, pour prévenir un malentendu. (…) Même s’il existait des propositions de la forme « M est une chose », elles seraient superflues (tautologiques), car ce qu’elles essaieraient de dire, on l’a déjà vu quand on voit « M » ».

De même, dans une lettre à Russell : « toute théorie des types doit être éliminée au profit d’une théorie du symbolisme » (cité par Bouveresse, Lire le Tractatus…, 85).

Cf. TLP 4.1272 :

« Ainsi ne peut-on dire : « Il y a des objets », comme on dit par exemple: « Il y a des livres. » »

L’idéographie permet de le voir :

« Il y a des livres » peut s’écrire ∃x(L(x))

« Il y a des objets » ne peut pas s’écrire du tout, car « être un objet » n’est pas un prédicat mais seulement la propriété formelle de tout ce qui peut figurer en position d’argument. Si cela pouvait s’écrire, cela donnerait, abusivement, quelque chose comme ∃x(x(x)), et, paraphrasé, quelque chose comme : « il y a des objets qui sont des objets » (tautologie et circularité).

Dans Concept et objet, Frege avait déjà montré qu’on ne pouvait dire, en toute rigueur : « le concept de cheval est un concept » (ou plus généralement « tel concept est un concept ») alors que l’on peut dire « la ville de Berlin est une ville ». En effet, un concept désigne, chez Frege, une fonction applicable à un (ou plusieurs, ou aucun) objet qui est son argument (le concept est « insaturé ») ; « être-cheval » symbolise un concept et non un objet (à la différence de « la-ville-de-Berlin » qui symbolise un objet). Or, dans la proposition « le concept de cheval est un concept », « concept de cheval » est traité comme un objet (« saturé »), et placé en position d’argument de la fonction « être un concept ». C’est comme si l’on tentait d’écrire : Co(Ch(x))

De même, en mathématiques, le symbole sin, dont on est tenté de dire qu’il désigne la fonction sinus, n’apparait jamais seul mais toujours en liaison avec d’autres signes, qui sont des symboles d’objets qui lui servent d’arguments : par ex. sin10° 

3.332 : idée de cercle vicieux (comme chez Poincaré : une définition ne peut contenir en elle-même ce qu’elle définit)

« Aucune proposition ne peut rien dire à son propre sujet » : une proposition dit quelque chose du monde, mais ne peut pas se dire elle-même ; elle se montre, mais ne se dit pas.

Note sur la logique, 193 : « Une proposition ne peut apparaître en elle-même. »

Ainsi se résout également le paradoxe du menteur (ou paradoxe du Crétois) : Epiménide le Crétois affirme que tous les Crétois sont des menteurs.

Version plus formelle : une phrase qui affirme sa propre fausseté ; ou encore « La phrase suivante est fausse. La phrase précédente est vraie »

Ce type de paradoxe risque d’apparaître chaque fois qu’une proposition est auto-référentielle, c’est-à-dire prétend énoncer une vérité à propos d’elle-même.

En formulant l’interdit global selon lequel « Aucune proposition ne peut rien dire à son propre sujet », c’est-à-dire l’interdiction de tout méta-langage, Wittgenstein estime rendre vaine toute théorie des types à la Russell : « c’est là toute la « théorie des types » »

3.333 : La démonstration de Wittgenstein porte sur l’impossibilité pour une même fonction F d’avoir un sens interne F(fx) et un sens externe F(F(fx)) différents: une fonction qui serait son propre argument accepterait qu’une relation dans la proposition soit équivalente à une relation de la proposition avec elle-même, ce qui est strictement impossible.

Ecrire « F(F(fx)) » laisse penser que les 2 « F » sont identiques, alors que le 1e F est le signe d’une fonction, mais le 2e F est en position d’argument (de la 1e). Un signe de fonction (le 1er F) ne peut apparaître dans sa propre place d’argument : il faudrait ici utiliser 2 signes distincts (ce que fait W. dans la proposition, en utilisant 2 lettres grecques distinctes, psi et phi).

Ex. :

  • proposition P : x est q (Q(x))
  • proposition P’ : (x est q) est q (Q(Q(x))
  • or (x est q) n’est pas une entité pouvant occuper la place d’une variable d’objet (ou argument)

Cela revient à soutenir qu’il n’y a pas de paradoxes logiques qui ne soient en fait des confusions d’emploi de signes : si les symboles sont bien identifiés, les erreurs et paradoxes s’évanouissent d’eux-mêmes, par ce seul changement d’écriture.

Ainsi le « paradoxe du menteur », ou celui du barbier et des classes/ensembles (Russell) peuvent être évités simplement (éliminés, prévenus) par une inspection et un usage attentifs des signes/symboles, et n’ont nul besoin d’être corrigés par une théorie des types.

3.334 : « les règles de la syntaxe logique se comprennent d’elles-mêmes », à même la syntaxe des signes, et non pas à partir de la signification de ces signes (plan sémantique).

Il suffit que l’on sache « comment chaque signe dénote » (et non ce qu’il dénote).

S. Gandon : «  pour éviter le non-sens, il ne s’agit pas d’élaborer une quelconque « théorie », mais de mettre en place des moyens destinés à maintenir notre esprit à la hauteur de ce qu’exige de lui son langage » (« Wittgenstein dans la fabrique des Principia. Sur et autour de Tractatus 3. 33 », 17).

Cf. TLP 5.473 : « La logique doit prendre soin d’elle-même. (…) En un certain sens, nous ne pouvons nous tromper en logique. » Et déjà les Carnets (22/08/14).

« doit prendre soin d’elle-même » : c’est-à-dire n’a nul besoin d’une théorie pour se guérir d’un quelconque mal, est assez grande et autonome pour assurer et indiquer son bon fonctionnement, « se police elle-même » (Granger, 51).

David Pears (La pensée-Wittgenstein) : « En d’autres termes, la logique est un système auto-suffisant qui ne peut être validé que de l’intérieur. » (32).

Notes de Norvège (196) :

« les prétendues propositions logiques montrent les propriétés logiques du langage et par conséquent de l’univers, mais elles ne disent rien. Ceci veut dire que l’on peut voir ces propriétés par simple inspection, tandis qu’on ne peut voir ce qui vrai en regardant une proposition proprement dite. (…) Pour avoir un langage qui puisse exprimer ou dire tout ce qui peut être dit, il faut que celui-ci ait certaines propriétés, et lorsqu’il les a en effet, le fait qu’il les a ne peut plus être dit par lui ni par aucun langage. ».

De même, plus loin (TLP 4.12) :

« La proposition peut figurer la totalité de la réalité, mais elle ne peut figurer ce qu’elle doit avoir de commun avec la réalité pour pouvoir figurer celle-ci : la forme logique. »

Et TLP 4.121 :

« La proposition ne peut figurer la forme logique, elle en est le miroir. Ce qui se reflète dans la langue, celle-ci ne peut le figurer. Ce qui s’exprime dans la langue, nous ne pouvons par elle l’exprimer. La proposition montre la forme logique de la réalité. Elle l’indique. »

Impossibilité de tout méta-langage : « un langage sur le langage est nécessairement dépourvu de sens » (Granger, 52) ; les propriétés formelles du langage sont indicibles.

Rappelons que l’enjeu central du TLP est précisément de déterminer les limites du dicible (cf. l’Avant-propos) : interdire tout méta-langage c’est donc soutenir que les conditions du dicibles (du langage) sont elles-mêmes indicibles.

C’est là ce que Wittgenstein lui-même considère comme sa « pensée fondamentale » : « Ma pensée fondamentale est que les « constantes logiques » ne sont les représentants de rien. Que la logique des faits ne peut elle-même avoir de représentant. »

Les faits seuls peuvent être dits / énoncés / décrits, mais pas leur « logique », leur « structure », ce qui justement permet de les décrire (les conditions de leur descriptibilité) : les propositions d’une théorie logique ne sont certes pas « insensées », des « non-sens » (unsinnig) – comme un grand nombre de propositions philosophiques ou comme « Socrate est un nombre premier » – mais elles sont « vides de sens » (sinnlos) ; on verra plus loin que les propositions logiques n’ont d’ailleurs pas la bi-valence vrai / faux qui caractérise les propositions descriptives sensées (elles sont soit toujours vraies – tautologiques – soit toujours fausses – contradictions). Les énoncés mathématiques appartiendront au même ensemble de ces « énoncés vides qui, n’étant pas des non-sens mais des formes limites de la proposition légitime, tiennent la place d’énoncés métalinguistiques inadmissibles. (…) Pas plus que des « constantes logiques», on ne saurait parler correctement de « concepts mathématiques » » (Granger, 164).

« Une logique normative ne peut donc se présenter comme une doctrine correctement formulée ; et même une logique strictement descriptive ne peut qu’orienter la pensée vers les règles de signification et de combinaison des signes qu’elle observe sans pouvoir les exprimer ; tout au plus peut-elle proposer des modèles en établissant un symbolisme explicite et univoque qui présente plus clairement que les langues usuelles les nécessités a priori de l’expression. Dans ces conditions, on voit nettement que les références des signes – les choses auxquelles renvoient les noms — ne jouent aucun rôle dans la syntaxe logique, qui gouverne l’enchaînement des sens à travers la combinaison des signes. » (Granger, 52).

Mais alors, quid du TLP lui-même ? N’est-il pas largement constitué de propositions de ce type ?

Si, et c’est ce que Wittgenstein nous demandera de reconnaître à la fin de l’ouvrage : «  Mes propositions sont des éclaircissements en ceci que celui qui me comprend les reconnaît à la fin comme dépourvues de sens » (6.54) Mais il aura fallu d’abord les formuler pour se rendre compte qu’il ne faut pas les formuler, il faut avoir gravi l’échelle avant de pouvoir la jeter :

« (…) celui qui me comprend les reconnaît à la fin comme dépourvues de sens, lorsque par leur moyen – en passant sur elles – il les a surmontées. (Il doit pour ainsi dire jeter l’échelle après y être monté.)

Il lui faut dépasser ces propositions pour voir correctement le monde. »