Lecture des propositions 5.6 – la « vérité » du solipsisme

Pears : « cette section est la plus fascinante du Tractatus, mais aussi la plus énigmatique » (171)

Carnets, 5/8/16 : « Le Je, le Je, voilà le profond mystère ! »

On peut dire que ce passage traite du « problème du solipsisme » (une thèse philosophique selon laquelle, en gros, je suis seul au monde), et au-delà du problème de l’idéalisme et du réalisme. Ces problèmes sont exemplaires des problèmes philosophiques que Wittgenstein à la fois veut éliminer, dissoudre, et qu’il prend cependant tout à fait au sérieux (cf. notamment 4.003).

Ce qu’il y a de profond, de sérieux, de signifiant dans le solipsisme est qu’il consiste dans une tentative, un effort accompli (mais en vain) pour sortir des limites du langage et dire quelque chose qui ne peut être dit : en lui, il y a à la fois une confusion et une pénétration linguistique. Tout l’enjeu du passage est de montrer que le solipsisme a une « part de vérité » bien qu’il soit dénué de signification.

L’importance de cette thématique tient aussi, pour un certain nombre de commentateurs, au fait qu’elle constitue le début d’un « fil conducteur » (Pears, 43) qui court de sa 1e philosophie jusqu’à sa philosophie de l’esprit seconde manière (et sa critique de tout « langage privé »), et même jusqu’aux derniers textes. Dans le TLP, c’est avant tout la question du sujet qui est en jeu dans le problème du solipsisme.

Place du passage dans le TLP : entre la « théorie du jugement » (introuvable) et les considérations « éthiques » de la fin de la section 6.

Déjà dans les Carnets, le sujet – celui qui doit être admis en philosophie – est qualifié de « centre du monde (…) [et] support de l’éthique » (5/8/16). Et on peut sans doute le considérer comme relevant de ce que la fin du TLP nomme le « Mystique », c’est-à-dire l’indicible qui se montre (6.522).

Références principales de lecture :

  • D. Pears consacre un chapitre entier et important au solipsisme dans le TLP (in La pensée-Wittgenstein, p. 143-173)
  • J. Bouveresse, Le mythe de l’intériorité.
  • C. Chauviré, L’immanence de l’ego. Langage et subjectivité chez Wittgenstein

1 – Qu’appelle-t-on solipsisme ?

Revenir plus largement à la distinction ou opposition idéalisme / réalisme : le solipsisme étant une forme particulière d’idéalisme subjectif.

Lignée de l’idéalisme philosophique  (idéalisme subjectif): Descartes, Berkeley, Kant, Schopenhauer, Husserl… (mais tous avec des particularités).

Référence quasi explicite, ici, à Schopenhauer et à son œuvre majeure Le monde comme volonté et représentation, dont la 1e phrase est : « Le monde est mon idée ». Cf. 5.631 : « Si j’écrivais un livre intitulé Le monde tel que je l’ai trouvé… »

L’idéalisme est généralement opposé au réalisme.

Réalisme : croyance (plutôt confirme au sens commun) dans l’existence de la réalité, en tant qu’indépendante de toute représentation / idée ; réalité au sens d’objectivité.

Idéalisme : ce qui existe ce sont des idées / représentations (Berkeley, idéalisme « absolu » : Esse est percipi) ; ou du moins nous n’avons accès à ce que nous appelons « réalité » qu’au travers de représentations.

Argument fondamental de l’idéalisme : n’ayant accès au monde qu’à travers des représentations, l’existence de la « réalité » (en tant que cause objective et indépendante de nos représentations, par ex. la « matière ») est impossible à démontrer, et la représentation (la pensée) est la première et seule certitude. Tout argument en faveur de la réalité nous ramenant nécessairement à une représentation.

Descartes, Seconde Médiation : Tout ce que je crois exister en dehors de ma pensée peut être révoqué en doute ; sauf l’existence de ma pensée elle-même ; « je pense » (cogito) est donc la première et seule certitude ; par là, mon existence est certaine, au moins en tant que sujet de mes pensées, « je suis une chose qui pense » (res cogitans).

Extrait de la seconde Méditation.

D’où l’appellation d’idéalisme « subjectif » et la tendance de cet idéalisme à aboutir au solipsisme.

Définition du solipsisme (Bouveresse, Le mythe de l’intériorité, 79) :

De manière générale, le solipsisme est une variété extrême d’idéalisme subjectif qui affirme à la fois qu’il n’y a de réalité que subjective et qu’il n’y a qu’une subjectivité (celle du moi / je).

Deux thèses :

  • il n’existe pas d’autres esprits que celui du philosophe qui parle
  • il n’existe pas de réalité extérieure

Deux manières de les soutenir :

  • négation explicite de l’existence d’autres êtres pensants ou d’un monde extérieur (solipsisme dogmatique ou métaphysique)
  • forme de scepticisme ou d’agnosticisme concernant l’existence de réalités autres que le Moi personnel, celle-ci ne pouvant être en fait ni établie ni exclue (solipsisme gnoséologique ou méthodologique)

2 – les limites du langage : 5.6-5.61

5.6

La phrase sonne d’abord comme la version linguistique d’un solipsisme presque naïf : comme si ici « langage » remplaçait « représentation » ou « pensée » ; au lieu de dire « mes représentations constituent mon monde, ce que j’appelle monde », ou « le monde n’est rien d’autre que ce que je me représente / ce que je perçois de lui », Wittgenstein dirait, dans le même esprit, « le monde n’est rien d’autre que ce que je peux dire de lui » ou « seul existe, pour moi, ce que mes mots me permettent de décrire ».

En fait, on va voir que c’est beaucoup plus compliqué que cela, et que toute la section 5.6 peut être lue comme un « éclaircissement » (au sens de W.) de cette formule.

Cette section prolonge la précédente dans la mesure où elle concerne une nouvelle limitation possible du langage (après celle des différentes formes de propositions élémentaires) : le solipsiste est quelqu’un qui impose – ou tente d’imposer – une limite à son langage, à ses possibilités d’expression.

5.5561 : limite de la « réalité empirique » ou du « monde », à comprendre non comme limite des faits mais comme limites des possibilités (limite des mondes possibles ou « mondes imaginés », cf. 2.022-2.023).

Les propositions antérieures ont soutenu que ces limites sont purement et simplement celles des combinaisons possibles des propositions élémentaires et des objets qui sont les leurs (5.5561).

Plusieurs « frontières » ou « limites » (Die Grenzen) qui se recouvrent : celles de la logique, du langage et du monde (comme va le redire tout de suite après 5.61).

Mais pas supplémentaire ici : notons la rupture de ton du passage et le surgissement du pronom personnel (mein) ; il ne s’agit plus ici du monde mais de « mon » monde et de « mon » langage (notons que W. n’écrit jamais, cependant, « ma » logique).

Nouvelle limite envisagée, du côté du sujet cette fois.

Donc, « les frontières de mon monde. » (5.6) : « les limites de la gamme des autres mondes possibles que je peux construire dans mon imagination sur la base du monde tel que je le trouve » (Pears, 145)

Cette gamme est équivalente à la gamme des descriptions du monde que mon expérience me permet de construire dans mon langage : d’où « Les frontières de mon langage sont les frontières de mon monde », repris en 5.62 « les frontières du langage (le seul langage que je comprenne) signifient les frontières de mon monde. » 

5.61 : sorte d’objection, ou plutôt précision / éclaircissement de 5.6

Prolonge en un sens 5.6, tout en éliminant le pronom possessif et en ajoutant les frontières de la « logique » : limites de mon langage / limites de mon monde / limites de la logique / limites du monde, et à la fin, limites du pensable et du dicible.

Autrement dit : possible (ontologique, limites du monde), pensable et dicible ont mêmes limites.

On ne peut « dire en logique », c’est-à-dire de manière a priori, « il y a [nécessairement] ceci et ceci, mais pas cela ». Nous ne pouvons dire en logique que tel ou tel objet (ou type d’objet) n’existe pas, car cela serait comme exclure certaines possibilités.

La logique est antérieure à toute expérience, et ne présuppose rien de plus que l’existence de quelque chose en général, sans pouvoir dire quoi. « Qu’une chose soit possible, pensable et puisse être dite, ce sont trois manières d’exprimer la même chose ; et par conséquent, on ne peut dire que quelque chose est possible ou ne l’est pas. » (Bouveresse, 157) Du point de vue de la logique, on ne peut parler de mondes possibles particuliers que l’on pourrait opposer les uns aux autres, car « la logique ne peut que montrer toute la possibilité, tout ce qui est possible dans un monde en général. » (idem, 158). 

De plus, en principe, une frontière se tient entre deux espaces (comme une clôture délimitant deux espaces). Mais ici, l’emploi du mot paraît contrevenir à sa « grammaire » d’usage : l’au-delà de la frontière dont il est question ici n’est pas déterminable, car il n’y a pas de place dans le langage pour le non-sens.

« Ce que nous ne pouvons penser, nous ne pouvons le penser » : «  An impossible thought is an impossible thought » (Anscombe, 163). Et donc aussi un impossible dire.

3 – l’indicible « vérité » du solipsisme : 5.62

Paradoxe apparent : d’un côté vérité du solipsisme, de l’autre non-sens du solipsisme (et finalement, d’une certaine idée du « sujet »).

L’expression « cette remarque » paraît renvoyer à la fois à 5.61 et à 5.6.

A 5.6 : car la « vérité » de la thèse ou de l’intuition solipsiste – de ce qu’il « veut dire », cherche ou vise à dire – est « révélée » par 5.6, qui est reprise ici tout en étant légèrement mais significativement modifiée.

« dans quelle mesure le solipsisme est-il une vérité ? » : sa vérité – la vérité de l’idéalisme subjectif selon lequel « le monde est mon monde » – se montre en ceci que les frontières de « mon » langage (au sens du langage que je comprends) désignent (Bedeuten), renvoient à, sont les mêmes que les frontières de « mon » monde. Notons que « les frontières de mon langage » est ici remplacé par « les frontières du langage (le seul langage que je comprenne ».

« le seul langage que je comprenne » : ambiguïté de la construction allemande, mais plutôt « seul langage qu’il m’est donné de comprendre » que « le langage que je suis le seul à comprendre ». Cette expression permet de préciser ce qu’il faut entendre par l’expression de 5.6 « mon langage », et la remplace : non pas mon « propre » langage (ma propre langue, mon idiolecte), mais le seul langage compris de moi (ce qui est pour moi langage).

La « vérité » du solipsisme est ainsi ramenée à la vérité nécessaire ou logique (et non solipsiste) selon laquelle les limites du possible, du pensable et du dicible sont les mêmes.

E. Anscombe : « ‘Logic fills the world: the limits of the world are also its limits’ (5.61). The argument is: ‘The limits of my language mean the limits of my world; but all languages have one and the same logic, and its limits are those of the world; therefore the limits of my world and of the world are one and the same; therefore the world is my world.’ » (167)

D’où la sous-proposition suivante : « Le monde et la vie ne font qu’un. » (5.621).

« La vie » : le monde comme représentation, « l’apparaître du monde » (Notes sur l’expérience privée et les sense-data).

cf. aussi Remarques philosophiques, § 47 : « c’est dire à quel point le donné va de soi. (…) ce qui va ainsi de soi, la vie… (…) Le monde va de soi » (78).

Mais 5.62 renvoie aussi à 5.61 :

Car en fait le solipsisme ne peut se dire à proprement parler.

meint = « vise » (Chauviré / Plaud) ou « veut signifier » (Laugier) plutôt que « veut dire » (Granger) ; ce qui veut être pensé / dit, sans pouvoir l’être du fait des limites du langage qui sont aussi celles du monde.

La « vérité » du solipsisme « ne peut se dire » (sagen), n’est pas de l’ordre du factuel, mais relève de ce qui ne peut que se « montrer » (zeigen) : cf. le sens de cette distinction capitale du TLP, notamment dans cet article. On va voir par la suite pourquoi la déclaration solipsiste ne peut relever du discours sensé et factuel : parce que le « je » dont il s’agit en elle ne peut être identifié de manière indépendante.

Ce qui ne peut être dit mais se montre : ce qu’il serait correct d’appeler vrai si, par impossible, cela pouvait être dit ; ne peut être appelé proprement vrai car ne peut être dit mais seulement montré à travers ce qui peut être dit.

La « vérité » du solipsisme n’est pas une ineptie (unsig), mais elle est « dénuée de sens » (sinnlos) : elle fait donc partie des thèses métaphysiques qui méritent notre intérêt, à la manière des thèses métaphysiques du TLP lui-même (qu’il est utile de « comprendre » pour pouvoir ensuite les « surmonter », les « dépasser », cf. 6.54). Elle n’est pas à proprement parler « vraie », puisque seules les propositions factuelles peuvent être vraies ou fausses, et dans la mesure précisément où elles peuvent être aussi bien vraies que fausses ; il faut que leur négation soit possible (ce qui n’est pas le cas de la thèse solipsiste, qui est une sorte de tautologie).

Différence avec Russell : le solipsisme n’est pas une théorie qu’il faudrait réfuter, et surtout pas par de prétendues preuves empiriques, comme le fait Russell. C’est « une théorie métaphysique, une intuition que le langage factuel ne saurait véritablement exprimer » (Pears, 43), donc ni infirmer ni confirmer.

Sa vérité (paradoxale et indicible) : « nous avons toutes nos expériences d’un point de vue qui n’est pas représenté dans ces expériences », de même que « tout langage doit être compris d’un point de vue qui ne saurait être rendu dans ce langage » (Pears, 153). Combinées, ces deux thèses donnent : « une des choses dont il ne saurait être question dans aucun langage, c’est l’ego qui sert de point de vue à partir duquel ce langage peut être compris » (Pears, 154), « aucun langage ne peut mentionner le point de vue à partir duquel il peut être compris » (155) ; il ne peut être un objet nommable, il ne peut être rencontré dans une expérience.

S. Laugier : « Ce que dit le solipsiste est dénué de sens, car il prétend dire comment le langage coïncide avec le monde : on peut le comprendre comme aux prises avec la difficulté même qui est à la source de la philosophie, et du Tractatus, celle d’entrer en contact avec le monde (figurée par l’image des antennes qui toucheraient la réalité, TLP 2.1515, annoncé par 2.1512, « es reicht bis zu ihr », une règle graduée appliquée à la réalité). » (Ce que le scepticisme « veut dire » », 11)

4 – « il n’y a pas de sujet » : 5.63

Le sujet est introuvable.

Pears : « si le sujet fait partie du monde, la doctrine se réfute d’elle-même, et s’il n’en fait pas partie, la doctrine est vide » (143), et plus loin, « si le solipsiste entend faire une déclaration factuelle, elle est soit vide, soit auto-réfutante » (153).

5.63 : je suis le microcosme

5.631 indique comment il faut lire 5.63 : « je suis mon monde » signifie non pas que le monde c’est moi, mais plutôt que « il n’y a pas de sujet », que je ne suis que mon monde, le monde (dissolution du sujet dans son monde).

Pears : « moi, le sujet, je n’existe pas en dehors de mon monde, et moi, le sujet, je n’existe pas comme objet identifiable dans mon monde. » (162)

5.631 : « le sujet pensant, représentant, n’est pas donné » (gibt es nicht).

Jusqu’à un certain point on peut dire que W. reprend à son compte la critique sceptique de Hume à l’égard du Moi (comme entité simple, continue et séparée / indépendante de ses contenus): cf. David Hume, Traité de la nature humaine, I, IV, VI, « de l’identité personnelle » (lecture de l’extrait)

W. va encore plus loin : alors que Hume admet pour finir ce qui lui paraît constituer un critère d’identité – le sujet est la série de ses impressions et idées, unifiée par la mémoire -, W. considère cette tentative comme étant encore en échec, faute de présenter un critère d’identité indépendant. D’où l’analogie avec l’horloger qui attache ses aiguilles au cadran, sans le vouloir ni le voir : cela fait penser à une tautologie (Cahier bleu, 130).

« Le Monde tel que je l’ai trouvé » (allusion au livre de Schopenhauer) : les phénomènes rencontrés dans la vie, ce dont le sujet a conscience (y compris son propre corps).

Or, son corps pourrait fournir, semble-t-il, au solipsiste le critère d’identification qu’il cherche (« une méthode pour isoler le sujet ») : notre propre corps, lui, est identifiable comme une chose du monde, dans le monde ; mais mon corps n’est pas moi comme sujet, et du sujet ainsi compris – comme foyer de toute expérience – « il ne saurait être question dans ce livre » (le sujet n’est pas « présentable »).

Ainsi, le solipsisme échoue à dire ce qu’il vise à dire : il voudrait dire que le sujet est ce qu’il y a de plus certain et de plus évident (cf. Descartes), car tout le reste dépend de la représentation qu’il en a, mais en disant cela il scie lui-même sa propre branche car il se rend incapable, par principe, de s’identifier lui-même, comme être indépendant de ses contenus de conscience.

Pears : « Ainsi commence-t-il par prétendre que seules existent les choses dont il a conscience, puis, dans l’urgence de sa propre identification, il peut tout au plus dire qu’il est le sujet qui a conscience d’elles. » (44)

Le sujet (des expériences) ne peut faire l’objet d’une expérience : il n’est pas un fait du monde, dans le monde, c’est un sujet « métaphysique » ou « philosophique » pour lequel il y a monde. Il est, en ce sens, (à) la « limite » du monde (5.632).

« Toute expérience est monde, et n’a pas besoin de sujet », comme l’affirme Wittgenstein le 9 novembre 1916 (Carnets, 163).

Déjà les propositions concernant les attitudes propositionnelles avaient conclu à l’inexistence (comme « non chose » ou « monstruosité ») du sujet au sens psychologique (5.5421)

5.632 : « Le sujet n’appartient pas au monde »

Il ne s’agit pas non plus d’un énoncé factuel / contingent tel que par ex. « les roues ne font pas partie de la physiologie animale » (Pears, 148). D’ailleurs, le sujet « physique », mon corps, une partie de mon corps, tout cela appartient bien au monde (et peut être perçu consciemment). C’est le sujet intérieur de toute cette conscience, le sujet qui contient tous mes contenus de conscience, qui ne peut être trouvé ni perçu comme une chose appartenant au monde. Il est absurde et contradictoire de chercher à saisir le sujet dans son « objectivité », lui-même étant posé comme la source même de l’objectivité.

Le problème du solipsiste est celui du rattachement de la « bulle phénoménale » qu’est semble-t-il sa vie mentale (le monde tel qu’il le voit, tel qu’il le trouve) au monde objectif. Il lui semble être rattaché au monde par le « lieu » où il se tient.

Deux points d’ancrage : ses objets (dont il n’est guère question ici), le sujet.

Ses objets étant tous à l’intérieur de la bulle, il ne peut placer son monde privé dans le monde commun (car ce monde commun est encore et toujours son monde privé). Se tournant vers l’extérieur, il ne trouve que l’intérieur (et non des objets extérieurs).

Se tournant vers l’intérieur, il s’attend à trouver un sujet, mais il ne trouve que des objets de conscience : « évanescence du sujet » (Pears, 46). Tout ce dont j’ai conscience c’est d’actes de conscience, non du sujet agissant (déjà Descartes : je suis « une chose qui pense », et plus encore Hume).

Analogie du champ visuel (5.633)

Le rapport champ visuel / œil sert à la fois d’exemple et d’analogue du rapport monde / sujet.

Je ne peux pas voir mon oeil voyant : si je voyais mon œil, je le verrais comme une chose vue parmi les autres, non que ce qui est vu est vu par lui.

Cf. dessin d’Ernst Mach.

« Aucun moi / ego n’apparait dans le champ de conscience, de même qu’aucun œil n’apparait dans le champ visuel. » : l’une des branches du dilemme solipsiste, si sa thèse ne se réfute pas d’elle-même (en s’identifiant comme faisant partie du monde), elle est vide.

Dire que le champ visuel est mon champ visuel est une sorte de tautologie : de même, pour le monde. « La vérité du solipsisme réside dans le fait que je peux voir que le monde est mon monde » (Bouveresse, 163).

L’œil n’est vu ni directement, ni indirectement : d’une part, il n’est pas vu directement, comme le sont les autres objets visibles (« tu ne vois pas l’œil ») ; d’autre part, il n’est pas non plus saisi indirectement, par inférence à partir de ce qui est vu : « Rien dans le champ visuel ne permet d’inférer qu’il soit vu par un œil » : le visible ne se donne pas comme étant seulement du vu (par quelqu’un).

Les Carnets développaient déjà cette analogie (cf. notamment 20/10/16) : « il n’y a pas de sujet connaissant » ; « ce n’est pas que je me perçois partout où je vois quelque chose, mais que je me trouve toujours moi-même en un point déterminé de mon champ visuel (…) En dépit de quoi il est néanmoins vrai que je ne vois pas le sujet. »

Le sujet métaphysique est ainsi réduit à un simple point géométrique ou focal à partir duquel s’effectue la projection de la réalité dans le langage : cf. « l’œil géométrique » (« ce qui voit tout cela ») dans des textes ultérieurs.

Ce dont W. crédite le solipsisme : la bulle phénoménale a bien un sujet, mais elle ne le contient pas (comme l’oeil voyant n’est pas dans le champ visuel, n’est pas vu comme voyant). D’où l’illusion du solipsiste de pouvoir tracer une limite à la portée du langage. « Il est comme celui qui essaie de se servir d’un compas pour tracer un cercle sans choisir de centre. (…) Si l’ego n’est jamais identifié il pourrait être celui de n’importe qui, (…) de l’humanité toute entière ou même celui de tous les êtres conscients. » (48) Cette subjectivité redevient l’objectivité.

De même, W. écrira que la mort ne fait pas partie de la vie, mais est sa limite, à la fois essentielle et impossible à décrire (TLP, 6.4311).

Granger (58) : « le je du solipsiste n’est pas un objet du monde ni un fait, mais un point de vue virtuel, l’indice d’une unicité logique de cette forme du monde. »

Anscombe : « The ‘I’ refers to the centre of life, or the point from which everything is seen. » (168)

5.634

Plus largement, rien de ce qui est nécessairement vrai ne peut être dit (5.634) : « aucune partie de notre expérience n’est également a priori », car tout ce que nous pouvons voir et décrire pourrait aussi bien être autre. Ce qui est une condition de possibilité de toute expérience ne doit pas pouvoir être expérimenté (sinon cela ne pourrait être une condition de possibilité).

De même, « dire que le champ visuel est mon champ visuel est une sorte de tautologie » (Bouveresse, 163)

Solipsisme (le monde est mon monde) et réalisme (le monde est le monde, il existe) sont des thèses a priori, et non empiriques. 

Ce qui peut être dit : ce qui est susceptible d’être vrai comme faux, et dont la vérité / fausseté ne peut être établie a priori, en considérant seulement le sens, mais par une confrontation avec le monde.

L’affirmation solipsiste comme l’affirmation réaliste ne remplissent pas la condition essentielle de la proposition sensée et de sa compréhension : « nous comprenons une proposition seulement si nous savons à la fois ce qui serait le cas si elle était fausse et ce qui serait le cas si elle était vraie » (Wittgenstein, Lettres à Russell, Keynes et Moore)

Il est impossible d’exprimer le solipsisme en langage factuel (il est par conséquent dépourvu de sens, impossible à confirmer ou à réfuter).

5 – Le solipsisme conduit au réalisme : 5.64

5.64 :

Solipsisme => réalisme – paradoxe final ! : le solipsisme mène, « en toute rigueur », au réalisme, alors qu’il en est en principe l’opposé.

Cf. Carnets, décembre 1916 : « Le chemin que j’ai parcouru est le suivant : l’idéalisme isole du monde les hommes comme uniques, le solipsisme m’isole moi seul, et je vois en fin de compte que j’appartiens moi aussi au reste du monde ; d’un côté il ne reste donc rien, de l’autre le monde qui est unique. Ainsi, l’idéalisme, rigoureusement développé, conduit au réalisme. »

Cf. aussi Carnets, oct 1916 : idéalisme → solipsisme → panpsychisme (→ réalisme)

Si l’on veut : « tout est subjectif » + « le sujet n’est rien » = « tout est objectif ».

Mais comme l’écrit Bouveresse, « l’affirmation est sans doute réversible : le réalisme bien compris doit se révéler en fin de compte identique au solipsisme. Tous les deux, selon toute apparence, essaient de dire la même chose, qui ne peut malheureusement être dite. » (157)

Au fond si l’un mène à l’autre (et vice versa), c’est que tous les deux essaient de dire, en vain, la même chose.

Tous deux tombent dans l’illusion philosophique du « point de vue angélique » : prétendre que l’on peut dire quelque chose sur le monde d’un point de vue qui est extérieur au monde dans lequel on se trouve soi-même. Tous deux se comportent comme s’il était possible de confronter dans le langage le monde et mon monde, le premier [solipsisme] avec l’intention d’établir qu’ils sont identiques, le second [réalisme] avec l’intention d’établir qu’ils sont différents (Bouveresse, 164).

On ne peut pas dire ni que mon monde coïncide avec le monde (solipsisme), ni qu’ils ne coïncident pas : pour cela il faudrait que je puisse sortir des frontières de mon monde.

Bouveresse : « En fait, ce que W. nie est précisément que l’on puisse tracer une limite quelconque entre le sujet et l’objet. (…) le sujet ne peut représenter que tout ou rien (…) En un certain sens, le sujet est en dehors du monde, et l’on peut dire que tout est monde ; car, si le sujet est en dehors du monde, il n’est rien en dehors du monde. Mais on peut dire également en un autre sens que tout est sujet (c’est la part de vérité du solipsisme). (…) Le maximum d’expansion (donc de mondanisation et d’impersonnalisation) coïncide nécessairement, en fin de compte, avec le maximum de rétrécissement (donc à la limite avec l’évanouissement pur et simple) du Moi » (153-154).

Cela revient à dire : « si la vérité du solipsisme réside dans le fait que je peux voir (au sens du Tractatus) que le monde est mon monde, celle du réalisme réside (…) dans le fait que cette particularité n’affecte le monde en aucune manière » (Bouveresse, 163).

5.641

Mais bien que « l’âme – le sujet, etc. –, telle quelle est conçue dans la psychologie superficielle d’aujourd’hui, est une non-chose (Unding) » (5.5421), il y a cependant un sens – en philosophie – à parler de « sujet » : « sujet métpaphysique qui est frontière – et non partie – du monde ».

Il ne peut être trouvé comme partie de l’expérience, mais il doit l’être comme « présupposé et limite de l’expérience » (Bouveresse, 124) : c’est là la « vérité » (non factuelle) du solipsisme.

Marion (148) : « Il y aura donc deux concepts distincts : le « sujet » de la psychologie, qui est un composé de toutes les pensées, qui sont elles-mêmes composées (cf. Hume), et un « je philosophique » ou « sujet métaphysique », qui est simple et ne doit pas, par conséquent, être identifié au « sujet » de la psychologie – ce qui est dit expressément au 5.641. »

Le sujet métaphysique est, si l’on veut, « solipsiste », mais au sens où il n’appartient pas au monde, il est sa limite (5.62 : « les limites du langage (…) sont les limites de mon monde »).

CONCLUSION : l’enjeu est ici de récuser l’objection subjectiviste relative aux limites du langage ; le solipsiste essaie de limiter ce que je peux comprendre (et dire), mais échoue dans cette tentative. Reste alors le réalisme pur. Mais celui-ci n’est gagné que sur le fond de l’intuition juste du solipsisme, et reste tout aussi indicible et dénué de ce sens que lui. En réalité, comme l’écrit Bouveresse, « la question de savoir si la réalité « telle que nous la pensons » coïncide ou avec la réalité « telle qu’elle est » n’est posée en aucune manière et n’a aucune place dans le TLP. Elle ne peut même y avoir aucun sens, puisque, pour la poser, il faudrait penser simultanément la réalité telle que nous la pensons et la réalité telle qu’elle et les comparer entre elles. » (Mythe…, 114). Autrement dit, avec la section 5.6, c’est le problème métaphysique de la correspondance entre pensée et réalité lui-même qui est pour ainsi dire « éclairci », traité thérapeutiquement pour être au bout du compte pour ainsi dire « dépassé /surmonté » ou dissout.