Lecture des propositions 3 à 3.263 – Pensée et proposition

Le problème principal du Tractatus est – on l’a vu dans l’Avant-propos – de déterminer les limites du pensable et du dicible, la « frontière » entre ce qui a du sens et ce qui n’en a pas, mais cela même suppose de déterminer plus généralement comment le langage peut parler du monde, en dire quelque chose, le représenter.

Les 2 premiers moments du TLP se sont donc attelés à déterminer les conditions d’un rapport significatif et vrai à la réalité tel que le langage le permet. Cela supposait d’une part de déterminer la structure du monde qui est requise pour qu’il soit possible de se le représenter et de le dire ou décrire : les premières propositions « ontologiques » du TLP ont établi que le monde devait être conçu comme un ensemble de « faits » – et non de « choses » – c’est-à-dire comme un ensemble de situations dans lesquels sont agencés, organisés, de manière structurée, des « objets ». Cela supposait d’autre part de déterminer ce qu’il faut entendre par « représentation », les conditions requises pour qu’on puisse parler d’une relation représentative et susceptible de vérité au monde : la « théorie de l’image », exposée dans les propositions 2.1 et suivantes, établit qu’une représentation du monde est une « image », c’est-à-dire elle-même un fait symbolisant un autre fait, dans la mesure où sa structure interne (l’agencement de ses éléments) reflète ou reproduit la structure du fait représenté (isomorphisme, même forme logique).

Jusque-là, il n’est pas encore question particulièrement du langage en tant que tel, en un sens étroit, le concept d’image étant plus général. A partir de la proposition 3, le propos se concentre de plus en plus sur le langage comme tel, et sur un type d’image particulier que sont la « pensée » et la « proposition » qui l’exprime.

1. L’image logique des faits est la pensée : 3 à 3.05

Prop. 3 : 1e occurrence du mot « pensée » (Gedanke) et définition de la pensée comme « image logique des faits ». Autrement dit, la pensée est un type d’image, le type « logique ».

L’image logique est l’image dont la « forme de représentation » est la forme logique (2.181). Il y a plusieurs « formes de représentation » des images : par ex. celle des images spatiales (un dessin, un plan, une carte), celles des images sonores. La forme de représentation d’une image est ce qui définit ses possibilités propres de structuration de ses éléments : par ex. pour les images spatiales, les éléments peuvent être organisés / articulés entre eux selon des rapports spatiaux (contiguïté, distance, direction, couleurs, etc.) ; pour des images sonores, les rapports seront différents (succession, hauteur, timbre, etc.).

L’image logique – la pensée – est donc celle dont la forme de représentation est directement et essentiellement logique, ou si l’on veut linguistique / syntaxique, qui a la forme d’une phrase.

En fait toute image est en même temps image logique (2.182), en même temps qu’elle est image spatiale par ex. : en ce sens toute image (représentative) est une sorte de phrase, discours, de langage . Et c’est cette « logicité » qui permet à une image – à toute image – de représenter le monde (2.19), en tant que lui-même a une forme logique.

Mais « la proposition est l’image logique par excellence, parce qu’elle n’est que cela » (Chauviré, 88) : une phrase qui n’est que phrase. Et ce, quel que soit par ailleurs sa forme sensible d’expression : la phrase écrite est une image spatiale (2 dimensions), la phrase parlée est une image sonore, la phrase en braille est une image tactile (3 dimensions) ; dans les 3 cas on a à faire à une seule « phrase logique », une seule « image logique » d’un fait, une seule « pensée ».

3.001 (remarquons au passage la numérotation de cette proposition ; il n’existe pas de prop. 3.00…)

Elle ne fait qu’énoncer une sorte de réciproque de 3 : dire qu’un fait est « pensable » cela revient à dire qu’il est possible de s’en faire une image (logique).

3.01 : introduit une distinction polaire à l’intérieur des pensées, leur « bivalence », leur vérité / fausseté.

Une pensée est une image logique d’un fait, et en cela le fait en question est « pensable », ce qui signifie aussi, comme on va le voir, qu’il est possible. Qu’un fait soit pensable, qu’il soit possible de s’en faire une image logique (sensée) n’implique pas que ce fait soit réel mais seulement possible. En revanche, la pensée vraie d’un fait signifie que le fait en question existe effectivement. C’est pourquoi «  la totalité des pensées vraies est une image du monde » (3.01), au sens où la totalité des pensées vraies décriraient la totalité des faits réels, tout ce qui a effectivement lieu, autrement dit le monde (au sens des prop. de la section 1 et de la prop. 2).

On ne peut penser que ce qui est possible et logique : 3.02, 3.03

Le champ du pensable (logiquement) correspond au champ du possible (ontologiquement) : leurs limites sont les mêmes. Ce qui signifie à la fois :

  • positivement : ce qui est pensable est nécessairement possible (logiquement possible) (3.02) ; la réciproque est vraie également : ce qui est possible est nécessairement pensable.
  • mais tout n’est pas (logiquement ni ontologiquement) possible, donc négativement  : ce qui est impossible (logiquement impossible, ou plus simplement « illogique ») n’est pas pensable (3.03 et secondaires) ; réciproque : ce qui n’est pas pensable n’est pas non plus possible.

3.02 : une pensée, en tant qu’elle est une image logique d’un fait, représente une « possibilité de situation » du monde, un « lieu logique » dans « l’espace logique » du monde, une manière possible pour des choses de s’agencer : en cela elle montre son sens. Si une pensée est pensable, correctement formée, sensée, cela n’implique pas qu’elle soit vraie (i.e. qu’il lui corresponde effectivement un fait réel / existant ayant la structure qu’elle décrit) mais cela implique qu’il lui « correspond », si l’on ose dire, un « fait possible ». Comprendre une proposition, penser une pensée, c’est se représenter ce qui a lieu si ou quand elle vraie, ce qui n’a pas lieu si ou quand elle est fausse. Si le fait qu’elle représente est existant, elle est de plus vraie ; si ce fait est inexistant (= le fait contraire existe), elle est fausse (et sa négation est alors vraie). Mais pour pouvoir être vraie ou fausse, il faut d’abord qu’elle soit sensée ou logique, c’est-à-dire décrive un fait possible (un fait conforme à la structure logique du monde).

3.03 : réciproquement, « nous ne pouvons rien penser d’illogique, parce que nous devrions alors penser illogiquement. »

Pour qu’un contenu de pensée déterminé puisse être illogique (tout en étant vraiment pensé : pour penser quelque chose d’illogique), il faudrait que la pensée puisse être elle-même illogique.

Le langage peut ne pas faire sens, mais dès lors qu’il s’efforce de dire ce qui est (les faits, le monde), il ne peut le dire illogiquement.

La pensée étant définie comme l’image logique – ou tableau logique – des faits (3), c’est-à-dire une image structurée ayant une forme logique commune avec le monde (une structure commune), une pensée illogique est une contradiction dans les termes.

Les Carnets énonçaient cela ainsi : dans une proposition, nous pouvons « rassembler des choses » qui ne se rassemblent pas ainsi dans la réalité, mais « nous ne pouvons faire un assemblage illogique, car il nous faudrait alors, dans le langage, sortir de la logique. » (15/10/14).

De même, les Notes de Norvège (1914) : « impossible de construire un langage illogique » (Carnets, 196).

Bien sûr, il peut de fait nous arriver de former des phrases illogiques, dans la langue ordinaire ; mais on sent bien alors devant de telles phrases qu’elle ne veulent rien dire, que ce ne sont pas des pensées, même si elles respectent les règles de la grammaire. 

Rappelons-le : une image (logique) est elle-même un fait (donc une possibilité du monde), une configuration structurée d’éléments qui tient lieu de – représente – un autre fait, par le biais d’un isomorphisme structurel (2.15 à 2.18).

De ce fait, « la logique est l’ensemble des conditions nécessairement réalisées par toute image fonctionnant correctement comme image. C’est-à-dire par toute pensée. » (Granger, 50).

Pensable = logiquement « imageable » = possible (ontologiquement)

Chauviré : « Exprimer une pensée ou une proposition, montrer son sens (pour une proposition), présenter une situation possible sont une seule et même chose. » (91)

3.031, 3.032 et 3.0321 : explicitations de 3.03

– référence à une très ancienne discussion théologico-philosophique sur le pouvoir créateur de Dieu et ses éventuelles limites (la création des vérités éternelles) ; Dieu est-il ou non soumis à des lois supérieures à sa liberté et sa puisssance (par ex. celles de la logique, ou des mathématiques) ? Aurait-il pu faire que 2 + 2 = 5 ? Pour un Descartes, oui ; pour un Leibniz ou un Spinoza, non. Wittgenstein se situe, si l’on veut, plutôt du côté de ces derniers.

Mais cette référence n’est que métaphorique, et est immédiatement traduite en termes wittgensteiniens (distinction zeigen / sagen), sans référence à Dieu : nous ne pourrions pas « dire » (sagen) à quoi « ressemblerait » un monde illogique ; un monde (ou même un simple fait) illogique n’est pas dicible, énonçable, ni « imageable » de manière sensée : on ne peut pas penser ni dire (de manière sensée) qu’ici et maintenant à la fois il pleut et il ne pleut pas.

– de même, il y a du possible / impossible dans la représentation géométrique ; il y a des « lois de l’espace », qui sont aussi celles de la figuration spatiale ou géométrique ; on ne peut pas figurer géométriquement (= donner les coordonnées de) une figure qui contredirait ces lois ; on ne peut pas donner les coordonnées d’un point qui n’existe pas (donner des coordonnées = affirmer l’existence d’un point) ; ni se représenter un point géométrique qui n’aurait pas de coordonnées.

2.202 avait déjà énoncé plus généralement, à propos de toute « image » : « L’image figure une situation possible dans l’espace logique. » Appliqué à la géométrie (ou à telle ou telle géométrie), cela donnerait : l’image géométrique figure une situation possible dans l’espace géométrique.

Ou encore, un plan (une image spatiale) « ne peut représenter un arrangement spatial impossible (et donc incompréhensible) » (Bouveresse, Essais III, 67). Si un plan représente quelque chose (= un arrangement spatial), c’est que ce quelque chose est spatialement possible (hors du plan, dans l’espace physique) ; un arrangement spatial impossible n’est pas représentable sur / par un plan.

On pourrait soutenir qu’il en va justement autrement du langage (de la proposition, de l’image linguistique) : des phrases peuvent être composées dans une langue et qui n’ont pas de sens (qui décrivent des situations impossibles, et non seulement inexistantes) ; mais cela ne peut être le cas que d’un langage qui n’obéit pas à des règles claires et strictes (≠ une idéographie à la Frege ou Russell) ; dans un langage strict, toute combinaison possible de signes est intrinsèquement signifiante (cf. notamment TLP, 5.473 : « Si un signe est possible, il est aussi capable de dénoter / désigner. En logique, tout ce qui est possible est aussi permis. (“Socrate est identique” ne veut rien dire parce qu’il n’y a aucune propriété appelée “identique” (…) »

3.0321 précise 3.032 : distinction entre physique et géométrie 

Un espace physique autre qu’il n’est est géométriquement pensable (on peut concevoir une géométrie sensée bien que non applicable à l’espace physique réel, une figure géométrique non réalisable dans l’espace physique) ; mais une figure géométrique contraire aux lois de la géométrie n’est pas pensable.

Ainsi nous ne pouvons à proprement parler penser de manière illogique : la logique est prémunie d’elle-même contre l’illogique. C’est ce qui sera redit notamment par la prop. 5.473 : « La logique doit prendre soin d’elle-même. (…) En un certain sens, nous ne pouvons nous tromper en logique. »

Il n’y a pas de pensée vraie a priori (3.04 et 3.05)

Si une pensée ne peut être illogique, en revanche, une pensée peut être fausse ; et il n’y a pas de pensée vraie a priori.

Wittgenstein revient ici sur la distinction entre sens et vérité, qui avait déjà été développée dans les propositions 2.2 à 2.225 à propos des images en général (cf. https://wittgenstein.fr/lecture-des-propositions-2-1-a-2-225-la-theorie-de-limage-bild/).

Toute pensée est logique, a priori et en elle-même: une pensée figure la possibilité d’un état de choses (indépendamment du monde tel qu’il est de fait lui-même : c’est une propriété interne).

Mais une pensée n’est vraie que si elle figure un état de choses existant (réel, et non seulement possible) : du coup, la vérité d’une pensée ne peut être établie qu’à la condition de la confronter avec le monde tel qu’il est effectivement (propriété externe, par comparaison). Autrement dit, a posteriori, par une vérification.

Les 2 propriétés (sens et vérité) sont donc partiellement indépendantes :

  • une pensée vraie (ou fausse) est nécessairement aussi et d’abord une pensée sensée / logique (énonçant une possibilité du monde)
  • mais la possibilité d’une pensée n’implique pas sa vérité

Cela revient aussi à dire qu’une pensée (sensée) est une image vérifiable (en droit si ce n’est en fait), une pensée vraie une image vérifiable et vérifiée, une pensée fausse une image vérifiable mais falsifiée : aucune pensée véritable n’est vraie ni fausse a priori, en revanche toute pensée véritable est a priori et nécessairement soit vraie, soit fausse ; mieux, toute pensée qui est de fait vraie pourrait ou aurait pu tout aussi bien être fausse : c’est la bi-polarité ou la bi-valence nécessaire de toute pensée.

Remarques sur le concept de « pensée »

Remarquons d’abord que cette « pensée » n’a pas de sujet.

Plus tard : «  Il n’y a pas de sujet pensant, se représentant » (5.631). »

La pensée ne doit pas ici être entendue en un sens psychologique, personnel. : il s’agit plutôt d’un « contenu de pensée » comme chez Frege, « contenu conceptuel non asserté, objectif et indépendant de notre esprit » (Chauviré, 85).

Ensuite, quel est au juste le lien entre pensée et langage ? Un lien on ne peut plus étroit…

Carnets, 12/09/16 : la pensée est « une espèce de langage (…) une sorte de proposition. »

Plus tard, 3.5 dira : «  Le signe propositionnel employé, pensé, est la pensée. »

On a bien affaire à deux concepts mais dont il n’est pas facile de définir précisément les relations : pensée / proposition (« signe propositionnel »), comme va le montrer la suite immédiate.

2. La pensée trouve son expression sensible dans la proposition (« signe propositionnel ») : 3.1 à 3.144

3.1 : la pensée s’exprime pour la perception sensible dans la proposition (Satz) : 1e occurrence significative / définitionnelle du concept de « proposition ».

Le signe sensible peut-être perçu par les sens, principalement par l’ouïe (signe phonétique) et la vue (signe graphique), ou encore par le toucher (braille).

La proposition est donc un type particulier d’image, dont le propre est que sa forme figurative (Form der Abbildung) coïncide pleinement avec la forme logique (c’est une image purement logique, et non spatiale, colorée, etc., même si elle peut se donner aux sens de manière spatiale, à l’écrit par ex., mais pas exclusivement).

Pensée, proposition, situation projetée (3.1 – 3.13)

Dans le TLP, La « proposition » semble renvoyer parfois au « signe propositionnel » (expression sensible d’une pensée, comme ici), parfois au « contenu propositionnel » (contenu de sens d’une pensée, une pensée en tant que telle, indépendamment de son expression sensible, comme dans les propositions précédentes).

Latraverse insiste beaucoup sur la triade proposition / signe propositionnel / situation (projetée) : on peut les distinguer mais les trois termes doivent être tenus ensemble, sans priorité.

La proposition n’existe qu’exprimée (donc à travers le signe propositionnel, expression sensible de la pensée). Le signe, de son côté, est la « projection » – réplique modélisée – d’une situation possible, et ce faisant la situation est « pensée » (on pourrait dire « visée »).

«  Bref, le signe propositionnel représente la situation en étant l’expression de la proposition, qui est l’image de cette situation comme possible. La proposition est ainsi une représentation médiatrice qui représente le signe propositionnel comme une représentation de la situation qu’elle-même représente . » (article « SIGNE, PROPOSITION, SITUATION: ÉLÉMENTS POUR UNE LECTURE DU TRACTATUS LOGICO-PHILOSOPHICUS », consultable ici).

« position neutre qu’adopte Wittgenstein entre le mentalisme et le réductionnisme »

« La recherche du Tractatus n’est pas psychologique, à proportion qu’elle ne double pas les opérations logiquement nécessaires d’opérations mentales construites par analogie et qu’elle ne retient de la pensée que ce qui lui est nécessaire, les opérations avec les signes : lier le signe propositionnel à la situation »

« Projeter » : lier le signe propositionnel à la situation (dimension intentionnelle), l’appliquer.

« Le sens de la proposition est la situation possible qu’elle présente, c’est-à-dire ce qui est le cas quand elle est vraie. Penser ce sens consiste à lier le signe propositionnel à la situation — qu’il ne peut atteindre par ses propres moyens — et à ainsi produire la proposition comme image de la situation, c’est-à-dire comme une pensée. »

« L’application constitue ainsi un relais de ce qui n’est pas (déterminé) dans le signe propositionnel et qui survient quand le signe est lié par une opération singulière (c’est le mode de l’application) à une situation. C’est alors que le signe est pensé et qu’il y a une pensée. »

« Dans le Tractatus, 3.5 est immédiatement suivi de 4 : « La pensée est la proposition pourvue de sens ». Si on accorde l’importance qu’elle mérite à la hiérarchisation selon laquelle Wittgenstein ordonne les éléments de sa réflexion, on conclut qu’il y a maintenant quelque chose qui a été acquis au terme d’une progression : appliqué, projeté, pensé, le signe propositionnel est la pensée, la possibilité d’une situation, une proposition avec son sens. »

Cf. aussi Chauviré, 86 et sqq.

«  la distinction entre l’aspect physique et l’aspect intentionnel est présente dans le Tractatus, dans la distinction entre les deux éléments de la proposition que sont le signe propositionnel et la méthode de projection », Mathieu Marion, « Ludwig Wittgenstein. Introduction au Tractatus logico-philosophicus . » (64)

3.13 : revient sur la distinction entre sens et vérité.

La proposition ne contient pas le « projeté » mais seulement la « projection » : autrement dit, la situation possible, la pensée de la situation, la « possibilité de l’exprimer » (= la projection, la « projectibilité » de la situation), mais pas la situation réelle. La proposition ne contient pas le « contenu » de son sens – la situation réelle qu’elle affirme être le cas – mais seulement la « forme » de son sens (la possibilité de la situation).

Mais ce qu’il faut surtout retenir de cet ensemble de propositions, c’est que la pensée – l’image logique des faits – ne semble pas pouvoir exister sans s’exprimer de manière sensible, c’est-à-dire à travers des signes (le signe propositionnel, la proposition) : c’est le signe propositionnel qui effectue la projection de la situation (3.11 : « nous usons du signe sensible (…) comme projection de la situation sensible »). A partir d’ici, il ne sera plus question que de proposition (parcours depuis le début du TLP : monde de faits / images / pensées / propositions).

Articulation de la proposition (3.14 – 3.144)

3.14 – 3.142 : Le signe propositionnel désigne une proposition, un agencement structuré d’éléments (de mots), et non l’un de ses éléments (un mot)

Une proposition est un fait : comme tout fait, elle est une configuration, un composé, un agencement structuré qui a lieu, et non une simple chose ; en elle, ses éléments sont dans un rapport déterminé, sont organisés d’une certaine manière, et non pas simplement mis ensemble (« mélange »). De même une mélodie est un agencement structuré de notes, selon un certain ordre (temporel) et d’autres rapports déterminés (durée, hauteur, etc.) : une mélodie est une « phrase » mélodique.

Une proposition est nécessairement « articulée » (3.141), c’est pourquoi un simple mot, un simple nom, ne peut exprimer une pensée (ni du même coup être vrai ou faux) : cf. Carnets, 5/10/14

Cette articulation ou structuration interne est la condition de signification du signe propositionnel, la condition pour que le signe propositionnel puisse représenter une situation du monde : la représentation supposant l’isomorphisme structural entre représentant et représenté, seule une réalité structurée peut présenter une autre réalité structurée (seul un fait, et non une chose, peut représenter un fait, 3.142).

Rappelons les correspondances : nom / chose, proposition / fait.

3.143 – 3.1431 : un simple mot n’est pas un « signe propositionnel » ; la proposition imprimée donne l’impression qu’elle est un mélange de mots, de signes ; l’écriture imprimée donne l’impression qu’une phrase est un grand mot, ou un amas de mots (la proposition comme telle n’apparait pas comme distincte des mots qui l’expriment).

La proposition est par essence logiquement articulée, le nom proprement dit ne l’est que par accident (il fonctionne comme un signe simple, non composé) (Bouveresse, III, 132) : W. reproche à Frege d’avoir oblitérée cette distinction (3.143).

Cela revient à dire que la proposition n’est pas un nom, elle ne désigne pas une entité (chose) ; elle exprime un fait (possible).

Le « signe propositionnel » correspond à la proposition toute entière ; le signe propositionnel doit être vu comme un « composé d’objets spatiaux » placés dans des positions spatiales respectives déterminées. C’est cet agencement particulier de ses éléments qui constitue son sens (3.1431).

3.1432 – Nous ne devons pas dire: « Le signe complexe « aRb » dit que a se trouve dans la relation R à b, mais bien : [le fait] que « a » se trouve dans une certaine relation à « b », dit que aRb.

La relation entre deux entités « a » et « b » ne constitue pas un troisième terme R qui les relirait.

Le signe propositionnel « aRb » n’est pas le nom de la relation R de a et b : la proposition « ce livre est sur la table » ne nomme pas une réalité, une chose, qui serait « l’être-dessus-la-table-de-ce-livre ». « a » et « b » se trouvent par eux-mêmes dans une certaine relation; cette relation ne leur préexiste pas dans un catalogue de relations que a et b adopteraient. Leur relation est leur manière d’être l’un par rapport à l’autre.

Le sens est la description de la liaison des noms entre eux. La liaison des noms entre eux est comme une flèche de sens. La flèche de sens de la proposition ne lui préexiste pas de même que la manière dont les noms sont en liaison entre eux ne préexiste pas à leur agencement.

Dans « aRb », R symbolise une relation mais n’est pas pour autant un symbole de relation. C’est la syntaxe de la formule « aRb », l’agencement de signes qu’elle montre qui donne aux signes une valeur symbolique.

Notes de Norvège : « Dans “aRb”, “R” n’est pas un symbole, mais c’est le fait qu’il soit entre deux noms qui a valeur symbolique.  (…) “R” n’est pas un nom propre » (Carnets, 199)

« aRb » est un signe complexe et non pas un nom (signe simple) : c’est un fait dont la structure (la mise en relation entre les signes « a » et « b ») reproduit le fait aRb, dit que aRb (dans le monde).

Wittgenstein propose même de supprimer le signe « R » et d’écrire simplement « ab » : dans le signe propositionnel « ab », on voit immédiatement que les 2 signes « a » et « b » sont placés dans une certaine relation.

C’est donc bien l’agencement des éléments de la proposition – leur syntaxe – qui exprime un sens.

3.144 : points et flèches, noms et propositions, nommer et décrire

Les noms sont comme des points : ils ne servent qu’à nommer, désigner, faire référence à quelque chose, dont il est question ; il pointent des coordonnées ; mais ils n’ont pas de sens, ils ne disent rien (et ne sont en cela ni vrais ni faux).

Les propositions sont comme des flèches : elles visent une situation, elles décrivent un fait, elles ont un sens, elles disent quelque chose à propos de certaines choses (qui est vrai /faux).

De quoi la proposition est-elle composée ? Quels sont ses éléments et leurs rapports ?

3. les éléments de la proposition (3.2 – 3.3)

3.2 – 3.22 : les noms

3.2 : aux objets de la pensée, correspondent les éléments de la proposition ; aux objets de la pensée correspondent les choses du monde, à propos desquels il est pensé et « proposé » un certain sens. 

Des « signes simples » : les « noms » (3.202), qui n’ont pas de sens, mais désigne (bedeuten) des choses/entités, ont une « référence », sont les « représentants des objets » (3.22).

A ce stade, on ne dit encore rien, il n’y ni pensée ni proposition.

Les objets ne peuvent être que nommés, c’est-à-dire représentés par les noms ; les nommer ne dit pas ce qu’ils sont, ne fait qu’en parler non les « énoncer » (en dire quelque chose) ; « Une proposition peut seulement dire comment est une chose, non ce qu‘elle est. » la chose est désignée par le nom et la manière dont ce nom est lié dans la proposition à d’autres éléments (noms, ou autres) dit comment la chose est, dans quelle configuration elle se trouve (par ex. dans quelle relation elle se trouve par rapport à une autre chose : à gauche, à droite, etc.).

Ces noms sont configurés ou « liés » dans la proposition, qui seule a un sens (= dit quelque chose du monde). La configuration des signes simples (noms) dans la proposition exprime la configuration des choses dans la situation (3.21).

3.3 ira même plus loin : «  Seule la proposition a un sens; ce n’est que lié dans une proposition que le nom a une signification. » Le nom n’a vraiment de « signification » (bedeutung, référence) que dans la proposition.

Granger : deux espèces de signes, les noms et les signes propositionnels (51) ; les seconds tiennent lieu de formules complexes «  figurant la structure d’un état de choses ou une combinaison d’états de choses coexistants » (51), mais n’ont pas de référence.

Par ex. R dans aRb n’a pas de référence mais dit dans quelle relation sont a et b.

Il s’agit ici d’une propositions assez simple telle que : « le livre est sur la table »

Au niveau des proposition complexes / moléculaires, apparaîtront en plus les « foncteurs logiques » (et, ou, etc.) permettant de combiner les propositions élémentaires entre elles : «  le livre est sur la table et il est rouge ».

« Les propositions 3.2 à 3.22 nous disent à quoi ressemble une proposition « complètement analysée » selon Wittgenstein : nous pouvons concevoir une proposition dans laquelle « la pensée peut être exprimée de telle façon que les objets de la pensée correspondent aux éléments du signe propositionnel » (3.2). Ces éléments du signe propositionnel sont appelés « signes simples » (3.201) et ceux-ci sont des « noms » (3.202) qui signifient (bedeuten) (3.203) ou « tiennent lieu » (vertreten) (3.22) de l’objet tandis que la configuration des signes simples dans la proposition correspond à la configuration des objets dans la situation (Sachlage) (3. 21). La proposition devra posséder le même nombre d’éléments, c’est-à-dire la même « multiplicité logique » (l’expression est de Hertz) que la situation qu’elle représente (4.04). Une telle proposition est dite « complètement analysée » (3.201).

« Complètement analysée » signifie : on ne peut pas – on n’a pas à – poursuivre l’analyse, la décomposition, plus loin.

Il est en principe possible de décomposer complètement une proposition jusqu’à parvenir à des propositions élémentaires, dans lesquelles il n’est plus question que d’objets simples.

Dans tout cela, il y va d’une critique conjointe de Frege et Russell :

« Frege disait que « les propositions sont des noms » ; Russell disait que « les propositions correspondent à des complexes ». Ces deux énoncés sont faux et l’énoncé « les propositions sont des noms de complexes » est tout particulièrement faux. » (NL, p. 97)

3.23 – 3.263 : l’exigence de simplicité

[cette partie demande des compléments d’explication dont jke ne dispose pas pour le moment]

3.23

« L’exigence des objets simples est l’exigence de détermination du sens. » (Carnets, 125)

Proposition capitale, qui répond en quelque sorte à une objection qui pourrait être faite à 3.201, selon laquelle toute proposition peut être entièrement analysée et aboutir à des objets simples.

Le caractère sensé des propositions ne peut être garanti que par le postulat des objets simples, c’est-à-dire de la possibilité de l’analyse complète, achevée, des propositions. Il ne peut y avoir seulement des « complexes ».

Raisonnement (repris de Victor Gijsbers : https://youtu.be/-F905YTTqnY?t=2024)

Chaque proposition (sensée) décrit un possible état de choses.

Or, qu’un état de choses soit possible ne dépend pas de ce qui est réellement le cas : autrement dit, le sens d’une proposition ne dépend pas de sa vérité, ni de la vérité d’une autre proposition.

Or, une proposition n’est sensée que si les noms qu’elle contient correspondent, réfèrent à quelque chose qui existe : par ex. «glubiglubo vit à Paris » n’a pas sens, n’est l’image d’une réalité (possible) que si « glubiglubo » fait référence à quelque chose qui existe, est le nom d’un objet réel.

Qu’un nom réfère à quelque chose qui existe ne peut dépendre d’aucune vérité.

Or, les noms de complexes ne réfère à certaines choses que si d’autres choses sont vraies.

Supposons que l’on désigne un stylo par le nom « Richard »: toute proposition concernant Richard est sensée seulement si Richard existe ; mais Richard n’existe que s’il est vrai que certains constituants de Richard forment effectivement ensemble le complexe nommé Richard (ce qui est parfaitement contingent).

Ceci montre que « Richard » n’est pas un vrai / réel nom : un vrai nom ne peut être le nom d’un complexe, qui pourrait très bien ne pas exister, mais doit être le nom d’une chose élémentaire, d’un objet simple, qui existe quoi qu’il en soit (nécessairement, comme « substance » du monde).

Donc, il doit être possible d’analyse les propositions complètement, jusqu’aux noms d’objets simples, car :

  • nous avons besoin de tels noms pour connecter nos propositions au monde (pour qu’elle aient un sens déterminé)
  • nous avons besoin que le sens soit indépendant de la vérité
  • nous ne pouvons avoir des noms qui aient du sens indépendamment de la vérité que si ce sont les noms d’objets simples.

La nature du langage et de son rapport significatif au monde requiert que le langage puisse être analysé en signes simples qui soient les noms d’objets simples.

Ce qui signifie aussi, semble-t-il : le degré de simplicité des objets est celui qui requis par la détermination du sens (ni plus, ni moins)

Cf. la montre dans les Carnets (121 et sqq.).

Cette exigence de détermination est aussi celle du monde, tel qu’il peut être atteint par le langage : « le monde doit être composé d’éléments (…) le monde doit être justement ce qu’il est, il doit être déterminé (…) le monde a une structure stable » (123-124).

Sur ce point cf. aussi dans le TLP les prop. 2.02 à 2.0212, puis 2.024 et 2.026 à 2.0271.

Et notamment 2.0211 : « Si le monde n’avait pas de substance, il en résulterait que, pour une proposition, avoir un sens dépendrait de la vérité d’une autre proposition. »

Cf. aussi Granger : « Il faut que quelque chose fonctionne comme objet simple pour que des propositions puissent être posées comme élémentaires ; il faut que des propositions fonctionnent comme propositions élémentaires pour que la construction de propositions composées puisse être entreprise. » (57)

3.24

Expliquer la distinction « complexe » / « simple ».

Par ex. un stylo est un complexe : agencement (contingent) de constituants ; de même la montre des Carnets ;

Un complexe est composé d’éléments plus simples (moins complexes) que lui, qui peuvent à leur tour être décomposés en éléments encore plus simples, etc., jusqu’à parvenir aux éléments absolument simples (non décomposables), qui forme la « substance » du monde (sinon, régression à l’infini qui empêcherait le langage de fonctionner représentativement).

« Le complexe ne peut être donné que par une description, et celle-ci convient ou ne convient pas.  La proposition dans laquelle il est question d’un complexe, si celui-ci n’existe pas, ne sera pas dépourvue de sens, mais simplement fausse. »

Un complexe peut être décrit, défini (mais non pas nommé, par un « vrai » nom) : on peut dire ce qu’est un complexe, c’est-à-dire décrire l’agencement qu’il est ; en revanche, on ne peut pas dire ce qu’est un objet simple, mais seulement le nommer et dire comment il s’articule à d’autres objets simples pour former des complexes, des états de choses.

Si je parle d’un complexe et que ce complexe n’existe pas, ma proposition est simplement fausse (et non dépourvue de sens) : si je dis « mon stylo est noir », mais que ce stylo a été détruit, ce que je dis est simplement faux ; car « mon stylo est noir » signifie en fait « ceci et ceci et ceci, etc. forment un complexe, et ce complexe est noir », or la 1e partie de cette proposition est fausse.

D’où 3.221 : distinction « comment » / « ce que »

« Russell et Wittgenstein n’acceptaient pas la thèse de Frege selon laquelle la proposition « Ulysse fut déposé sur le sol d’Ithaque dans un profond sommeil » n’a pas de valeur de vérité. Pour Wittgenstein le fait qu’elle puisse être vraie ou fausse est une propriété essentielle de la proposition. Voilà pourquoi il appréciait la théorie des descriptions définies de Russell, qui permettait de rendre compte de propositions contenant des expressions non dénotatives comme étant fausses. L’analyse des complexes de Wittgenstein a des conséquences tout à fait similaires : si [aRb] n’existe pas, alors la description « aRb » dans la définition que nous avons reproduite ne dépeint rien. Donc, selon cette définition, ϕ[aRb] est faux. »

Mathieu Marion, « Ludwig Wittgenstein. Introduction au Tractatus logico-philosophicus . »

cf. aussi 2.0201

Complexe => « indétermination » dans les propositions où il apparaît.

cf. Michel Ghins – La forme et le sens dans le Tractatus de Wittgenstein : https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1977_num_75_27_5946 (p. 471-472)

3.25 – 3.251

3.25 : unicité de l’analyse complète d’une proposition.

Equivalence entre :

  • détermination du sens
  • exigence du simple (Carnets, 129)
  • articulation et analyse (unique) complètes de la proposition

3.26 – 3.263

Critique de Russel ?