Eléments de logique moderne

Grandes étapes de l’histoire de la logique : Aristote, Stoïciens, Logique de Port Royal, Frege / Russell

La logique moderne (Frege, Russell, etc.) est née dans le cadre des recherches au XIXe s. sur la formalisation des mathématiques.

Critique générale de la logique des Anciens (Aristote) : une logique qui reste trop proche de la forme apparente de la langue et de la grammaire. L’analyse logique du langage doit se détacher de la forme manifeste des langues, et pour cela elle doit se servir d’un langage symbolique spécifique (une Begriffsschrift ou « idéographie »)

Dans l’introduction à sa Begriffsschrift de 1879, Frege compare le langage artificiel qu’il élabore au microscope, et le langage naturel / ordinaire à l’oeil.

Les grandes nouveautés de la logique moderne :

Nouvelle conception de la structure des énoncés : abolition du paradigme sujet / prédicat et invention d’une logique des relations (conception fonctionnelle / algébrique des propositions)

Analyse nouvelle de la quantification (la quantité des jugements : aucun, quelque, tout).

Traitement logique des énoncés composés (explicitation des connecteurs logiques) et tables de vérité.

1. Nouvelle conception de la structure des énoncés ou forme des propositions

Aristote analyse les énoncés déclaratifs comme ayant essentiellement la forme : Q (quantité) S (sujet) P (prédicat)

Par ex. Tout / Quelque / Un / Aucun (Q)– Homme, Cheval, etc. (S) – (est) mortel, quadrupède, etc. (P)

Frege substitue la distinction fonction / argument à la distinction aristotélicienne sujet / prédicat (et déplace les quantificateurs hors du groupe fonction / argument, cf. plus bas).

Le prédicat est considéré comme une fonction (comme en algèbre), qui lorsqu’elle reçoit un argument déterminé (un individu singulier) prend une valeur de vérité (vrai / faux).

Exemple : « César conquit les Gaules »

P(.) : le prédicat « conquit les Gaules »

x : l’argument sous forme de variable indéterminée

P(x) est une fonction, qui se lit « conquit les Gaules en tant qu’appliqué à quelque chose (x) ».

Si c symbolise « César », alors P(c) est une expression qui symbolise l’énoncé de la langue ordinaire « César conquit les Gaules », et P(c) est, en l’occurence, vrai. Mais P(m) est faux si m symbolise Marc-Aurèle.

Note : par convention, on note x, y, z les variables indéterminées, a, b, c, etc. les valeurs déterminées d’une variable.

Cette nouvelle conception permet également de faire apparaître le fonctionnement particulier des prédicats relationnels (binaires, ternaires, etc.), là où la logique aristotélicienne reste focalisée sur les prédicats de propriétés (unaires).

Exemple :

« Pierre connait Marie » (un jugement de relation, difficilement formalisable par le schéma S est P)

  • « connaître » est une relation entre 2 termes (non la propriété d’un terme), du coup une fonction à 2 arguments (paire ordonnée d’arguments) : C(x,y) ; ici C(a,b) (où a = Pierre et b = Marie)
  • « donner » est une relation à 3 termes : qq’un (x) donne qq chose (y) à qq’un (z) – D(x,y,z)

Jugements prédicatifs (plutôt des adjectifs qualificatifs et substantifs) ≠ jugements de relation (plutôt des prépositions et des verbes, en particulier transitifs, ou encore des comparatifs)

Autre exemple (préposition) :

« Ce livre est sur la table » décrit plutôt la relation (asymétrique) qui existe entre 2 objets plutôt que la propriété de l’un (comme le laisse croire la forme linguistique, plaçant « livre » en position de sujet, et utilisant la copule attributive « est »).

Plutôt que par F(x) (ou F = être sur la table), cet énoncé devrait être représenté par F(x,y) (ou F = être sur / par-dessus)

Autre exemple (comparatif) :

« Ceci est plus grand que cela » : n’énonce pas la propriété (être + grand que cela) de ceci (le sujet) mais une relation entre ceci et cela.

Cela se montre si l’on prend l’énoncé « cela est plus petit que ceci » : le sujet a changé, la prétendue propriété aussi, et pourtant les deux énoncés ont strictement le même sens. Du point de vue logique, il s’agit d’une seule et mêmeproposition.

2. Nouvelle conception de la quantification

Dans la logique aristotélicienne, la portée quantitative des propositions (sur combien d’objets porte la proposition) est mal distinguée de la dimension conceptuelle (ce qui est affirmé de ces objets, quel que soit leur nombre).

L’usage de symboles quantificateurs placés en dehors des fonctions permet de distinguer ces deux dimensions, et de séparer la question de l’existence des objets (qui vérifient la fonction) de celle du sens de la fonction elle-même. Une fonction propositionnelle (telle que F(x)) ne peut être déclarée vraie ou fausse que si l’on spécifie d’abord sa portée (à l’intérieur de son domaine de valeurs possibles, de plus), exactement comme en mathématiques.

F(x), par ex., pourra être vraie soit pour tout x, soit pour certains x, soit pour un seul x, soit pour aucun x (auquel cas, F(x) sera fausse, et c’est sa négation qui sera vraie).

D’où les 3 quantificateurs notés ainsi : ∀ (universel, tout), ∃ (quelque(s), au moins un, existentiel), ¬∃ ou ~∃ (aucun, non existentiel).

Ainsi « Tout homme est mortel » devra s’écrire ∀x(Fx), si l’on suppose que le domaine de x est l’ensemble des hommes et que F symbolise la fonction prédicative « être-mortel ». Cette formule peut se lire : « pour tout x – choisi parmi l’ensemble des hommes -, x est mortel ».

On verra plus bas que l’on peut aussi considérer et symboliser cette proposition comme une implication.

Ex. de Russell : « l’actuel roi de France est chauve »

Sans une analyse et reformulation logiques de cet énoncé, on tombe dans un paradoxe (l’un des « puzzles » de Russell, dans On Denoting (1905), accessible ici en français et ici en anglais).

Russell : « En vertu de la loi du tiers exclu, soit « A est B » soit « A n’est pas B » doit être vrai. Donc ou bien « l’actuel roi de France est chauve » est vrai, ou bien « l’actuel roi de France n’est pas chauve » est vrai. Pourtant, si nous énumérons les choses qui sont chauves, puis les choses qui ne le sont pas, nous ne devrions trouver l’actuel roi de France dans aucune des deux listes. » (On denoting)

La solution de Russell est d’analyser tout d’abord non pas les termes seuls, mais la proposition entière contenant une description définie. « L’actuel roi de France est chauve » peut être reformulé sous la forme d’une description définie : « il y a un x tel que cet x est le roi de France, et il n’y a rien à part x qui soit roi de France, et x est chauve. » Alors, s’il n’y a pas de roi de France, la phrase devient fausse et non pas privée de sens. Et sa fausseté ne tient pas à la fausseté de sa partie prédicative (x est chauve) mais à la fausseté de sa partie quantificatrice « cachée » (« il y a un x qui est tel… ») : ainsi, sa négation n’est pas « l’actuel roi de France n’est pas chauve » mais « il n’y a pas d’actuel roi de France » (chauve ou non).

Solution de Russell : une phrase comportant la description définie “le P” ne peut être vraie que s’il existe un et un seul individu qui satisfait le prédicat P.

Extrait de On denoting :

« Distinguer convenablement les occurrences primaire et secondaire nous permet également de trancher la question de savoir si l’actuel roi de France est chauve ou non, et plus généralement de traiter du statut logique des locutions dénotantes qui ne dénotent rien. Si « C » est une locution dénotante, disons « le terme ayant la propriété F », alors

« C a la propriété phi » signifie « un terme et un seul a la propriété F, et ce terme a la propriété phi ».

Si à présent la propriété F n’est possédée par aucun terme, ou alors par plusieurs, il s’ensuit que « C a la propriété phi » est fausse quelle que soit la valeur de phi. Ainsi « l’actuel roi de France n’est pas chauve » est faux si cela signifie :

« Il y a une entité qui est actuellement roi de France et qui n’est pas chauve »,

mais la proposition est vraie si elle signifie :

« Il est faux qu’il y ait une entité qui est actuellement roi de France et qui est chauve ».

Dit autrement, « le roi de France n’est pas chauve » est faux si l’occurrence du « roi de

France » est primaire, et est vrai si elle est secondaire. Ainsi, toutes les propositions dans lesquelles « Le roi de France » a une occurrence primaire, sont fausses : quant aux négations de ces propositions, elles sont vraies du moment que « Le roi de France » est pris comme une occurrence secondaire. Nous nous gardons ainsi de conclure que le roi de France porte une perruque. »

De même, autre paradoxe résolu par Russell à l’aide des quantificateurs et des descriptions définies : les propositions niant l’existence de quelque chose faisant l’objet d’une description définie.

Le paradoxe tient à ce que l’énoncé semble affirmer l’existence de quelque chose (en la désignant, en semblant la nommer) puis nie cette même existence dans le même mouvement.

Le paradoxe est dépassé grâce à l’emploi du quantificateur non existentiel ¬∃ :

« L’actuel roi de France n’existe pas » doit s’écrire : ¬∃x(R(x))

« La montagne d’or n’existe pas », « Le cercle carré n’existe pas » : idem. 

Pascal Engel : « des expressions singulières décrivant un objet telles que « l’actuel roi de France » ou « la montagne d’or », que Russell appelle des « descriptions définies », ne sont pas en réalité des noms d’une certaine entité, et doivent être analysées ou paraphrasées de manière à faire disparaître leur fonction désignative apparente. La forme logique d’une description comme « Le F » est en réalité: « Il existe un unique x qui a la propriété F » (…) les descriptions définies du type « le F » ne sont pas des noms désignant un objet, mais des expressions contenant un quantificateur existentiel « il existe un unique x ». Le poids de l’existence porte sur ce quantificateur, et non plus sur le nom. »

3. Connecteurs logiques et tables de vérité

3.1 les connecteurs logiques

Un grand nombre des énoncés du langage ordinaire ne sont pas des propositions élémentaires mais des propositions complexes ou composées qui articulent plusieurs propositions élémentaires, via des connecteurs logiques.

La liste de ces connecteurs est réduite :

– négation : ¬P (ex. « Il ne pleut pas ») (noté dans le TLP : ~)

– conjonction (ou produit logique) : P ∧ Q (ex. « Il pleut et il y a du vent ») (TLP : .)

– disjonction (non exclusive, ou somme logique) : P ∨ Q (ex. « Il pleut ou il y du vent »)

– implication : P ⇒ Q (ex. « S’il pleut, Abel prend un parapluie ») (NB : si P est fausse, alors P ⇒ Q est toujours vraie, quelle que soit la valeur de vérité de Q)

– équivalence (implication réciproque) : P ⇔ Q (ex. « S’il pleut, Abel prend un parapluie, et n’en prend jamais quand il ne pleut pas ») (TLP : ≡)

– la barre de Sheffer : | (ou ↑) suffit à elle seule pour les exprimer tous…

Barre de Scheffer : négation de la conjonction logique : ¬∧, NAND (no and), « pas les 2 à la fois », « au moins l’un est faux ».

Exemples

En ajoutant la prise en compte des connecteurs logiques, on comprend que certaines propositions à quantificateur universel ont en réalité la forme d’une implication hypothétique.

Tout homme est mortel signifie « pout tout x, si x est un homme, x est mortel) qui se note : ∀x(H(x) ⇒ M(x))

H = prédicat « être homme »

M = prédicat « être mortel »

  1. Pierre est riche. a : Pierre, R : être riche, Ra : Pierre est riche
  2. Si Pierre est un plombier, Pierre est riche. P : être plombier, Pa ⇒ Ra 
  3. Quelques plombiers sont riches. ∃x(Px ∧ Rx) : il existe au moins un x qui est à la fois plombier et riche
  4. Aucun plombier n’est riche. ¬∃x(Px ∧ Rx) : il n’existe aucun x qui soit à la fois plombier et riche
  5. Tous les plombiers sont riches.∀x(Px ⇒ Rx) : pour tout x, si x est plombier, alors x est riche
  6. Aucun étudiant ne connait tous les professeurs∀x(E(x) ⇒ ¬∀y(P(y) ⇒ C(x,y))) : pour tout x (∀x), être étudiant E(x) implique (⇒) qu’il est faux que pour tout y (¬∀y), être professeur (P(y)) implique (⇒) d’être connu de l’étudiant (C(x,y)).Notons que la forme logique ci-dessous est fort différente de la forme linguistique de la proposition (énoncé) : notamment, les 2 implications n’apparaissent que dans la traduction logique de l’énoncé.

3.2 Les tables de vérité

PQP ∧ QP ∨ QP ⇒ QP ⇔ Q
FFFFVV
FVFVVF
VFFVFF
VVVVVV

Les tables de vérité permettent de distinguer les connexions logiques les unes des autres de manière claire et fiable.

A partir de là, il devient également – et surtout – possible de calculer la valeur de vérité d’une proposition complexe, à partir de la valeur de vérité des propositions élémentaires qui la composent.

Ainsi dans la table ci-dessus, on voit qu’une proposition complexe de type conjonction (P ∧ Q) est vraie seulement dans le cas où les deux propositions qui la composent sont vraies, et est fausse dans les trois autres cas possibles.

Une des thèses fondamentales de « l’atomisme logique » (auquel adhèrent, chacun à sa manière, Frege, Russell et Wittgenstein) est en effet celle-ci : toutes les propositions douées de sens sont ou bien des propositions élémentaires (image d’un état de choses), ou bien des propositions complexes, fonction des propositions élémentaires et dotées d’une valeur de vérité qui découle de celle de leurs composantes.

Par ex. ¬ (¬ P ∧ ¬ Q) : il est faux que (il ne pleut et il ne neige pas)

P (il pleut)Q (il neige)¬ P¬ Q¬ P ∧ ¬ Q¬ (¬ P ∧ ¬ Q)
FFVVVF
FVVFFV
VFFVFV
VVFFFV

On voit également à cette table que la formule ¬ (¬ P ∧ ¬ Q) équivaut à la formule P ∨ Q (c’est-à-dire à la signification d’une disjonction) : elles ont les mêmes conditions de vérité (FVVV), et partant le même sens.

Retour sur le paradoxe de Russell : « l’actuel roi de France est chauve »

Russell soutient que cette description définie contient une affirmation d’existence (« il y a un x tel que cet x est le roi de France ») et une affirmation d’unicité (« et il n’y a rien à part x qui soit roi de France »), et que l’on peut les considérer séparément de la prédication qui est le contenu manifeste de la proposition générale (« et x est chauve »). La proposition dit donc trois choses, et non une seule comme la syntaxe apparente le laisse penser : la description définie en contient deux, et le reste de la proposition contient la dernière (la prédication). Si l’objet n’existe pas, ou s’il n’est pas seul en son genre, alors l’ensemble de la proposition est faux et non pas dénué de sens.

Russell analyse ainsi l’énoncé :

La clause ontologique : il existe un x qui est roi de France (R) ; ∃xR(x) [existence]

La clause d’unicité : il n’y a qu’un seul x qui soit tel (roi de France) ; ∀x∀y(R(x) ∧ R(y) → x = y) [unicité, exprimée par une implication] : pour tout x et pour tout y, si x est roi de France et y est roi de France, alors x est identique à y.

L’assertion : et cet x est chauve (C) ; C(x) [prédication]

Au total la proposition doit se noter ainsi : ∃x(R(x) ∧ ∀y(R(y) → y = x) ∧ C(x)).

De même l’énoncé « Le cercle carré n’existe pas » : ~∃x (C(x) ∧ Q(x))

Autre exemple : comprendre et formaliser ce que signifie l’affirmation monothéiste « Dieu existe ».

« Il y a au moins un Dieu » : affirmation d’existence (mais il pourrait y en avoir plusieurs !)

∃x (D(x)) : il existe un x tel que x est un Dieu

« Il y a au plus un Dieu » : affirmation d’unicité (mais pas d’existence ! Il pourrait n’y avoir aucun Dieu)

∀x ∀y ((D(x) ∧ D(y) ⇒ x = y) : pour tout x et pour tout y, si x est un Dieu et y est un Dieu, alors x est identique à y.

« Il existe un Dieu unique » : affirmation d’existence et d’unicité (sens complet de l’affirmation monothéiste « Dieu existe »)

∃x (D(x) ∧ ∀y (D(y) ⇒ y = x)) : il existe un x tel que x est un Dieu (D(x)), et que pour tout y, si y est un Dieu alors y est identique à x.