Lecture de l’avant-propos

Cet avant-propos déroule un ensemble de paradoxes, et ce dès la première phrase :

Ce livre ne sera peut-être compris que par qui aura déjà pensé lui-même les pensées qui s’y trouvent exprimées – ou du moins des pensées semblables. Ce n’est donc point un ouvrage d’enseignement. Son but serait atteint s’il se trouvait quelqu’un qui, l’ayant lu et compris, en retirait du plaisir.

La finalité du TLP n’est pas pédagogique : «  Ce n’est donc point un ouvrage d’enseignement. »

Il ne s’agit pas ici de convaincre le lecteur de la vérité de certaines thèses, par le biais de d’arguments et d’explications.

De manière paradoxale, Wittgenstein annonce même d’emblée s’adresser à un lecteur qui aurait déjà pensé par lui-même les pensées qui s’y trouvent exprimées, et qui dans cette mesure n’a donc rien à apprendre à proprement parler du livre : le but n’est donc pas de convaincre mais simplement de formuler de manière efficace, claire et agréable (« plaisir ») des pensées déjà comprises.

Cela signifie aussi sans doute que le TLP s’adresse à un public choisi, déjà formé, rompu aux thèmes et questions de logique qui agitent notamment le milieu de Cambridge dans la lignée de Frege et de Russell. En ce sens, le TLP suppose connus un certain nombre de problèmes et de concepts, et ne prendra effectivement pas la peine d’en expliquer le détail ni d’en retracer l’origine. L’avant-propos justifie par là également l’absence de références philosophiques, à l’exception des «  œuvres grandioses de Frege et [des] travaux de (…) M. Bertrand Russell ».

La fin de l’avant-propos réitère cet objectif : la première valeur du livre consiste en ce « que des pensées y sont exprimées, et cette valeur sera d’autant plus grande que les pensées y sont mieux exprimées.  D’autant mieux on aura frappé sur la tête du clou. » Autrement dit, c’est bien la qualité et l’efficacité de l’expression qui sont visées, non la nouveauté du contenu : «  ce que j’ai ici écrit n’élève dans son détail absolument aucune prétention à la nouveauté ». Il ne s’agit que d’enfoncer le clou, du mieux possible.

Cependant, immédiatement après, Wittgenstein admet la limite de la réalisation de cet objectif et l’ampleur de la tâche qui reste encore à accomplir :

Je suis conscient, sur ce point, d’être resté bien loin en deçà du possible. Simplement parce que mes forces sont trop modiques pour dominer la tâche. Puissent d’autres venir qui feront mieux.

La modestie de cet objectif et de sa réalisation est cependant à relier – nouveau paradoxe – avec la prétention démesurée énoncée à la fin de l’avant-propos :

Néanmoins, la vérité des pensées ici communiquées me semble intangible et définitive. Mon opinion est donc que j’ai, pour l’essentiel, résolu les problèmes d’une manière décisive.

Autrement dit, si les pensées du TLP ne sont pas nouvelles, ni non plus originales au sens de pensées qui seraient propres à leur auteur Wittgenstein, c’est aussi tout simplement parce qu’elles sont vraies, et d’une vérité pour ainsi dire absolue : « intangible et définitive ».

Wittgenstein prétend donc tout de même être parvenu à exprimer au mieux ces vérités, à les avoir clarifiées de manière décisive, et ainsi avoir résolu définitivement – croit-il à l’époque – certains problèmes philosophiques fondamentaux.

De quels problèmes s’agit-il ? Et que signifie les avoir « résolus » ?

L’avant-propos évoque d’une part des « problèmes philosophiques » dont « la formulation repose sur une mauvaise compréhension de la logique de notre langue ». La suite du livre montrera qu’il s’agit de ces pseudo-problèmes que la tradition philosophique a selon lui – et à sa suite bien d’autres logiciens, en particulier ceux du Cercle de Vienne – engendré, faute d’une rigueur logique suffisante. Le paragraphe 4.003 précisera :

La plupart des propositions et des questions qui ont été écrites touchant les matières philosophiques ne sont pas fausses, mais sont dépourvues de sens. Nous ne pouvons donc en aucune façon répondre à de telles questions, mais seulement établir leur non-sens. La plupart des propositions et questions des philosophes découlent de notre incompréhension de la logique de la langue.

(Elles sont du même type que la question : le Bien est-il plus ou moins identique que le Beau ?)

Et ce n’est pas merveille si les problèmes les plus profonds ne sont, à proprement parler, pas des problèmes.

Ainsi, la résolution par le TLP de ces problèmes « métaphysiques » (au mauvais sens du terme) consiste en réalité en leur dissolution : ces prétendus problèmes ne sont que des pseudo-problèmes dont il faut se débarrasser, et c’est là la visée pour ainsi dire thérapeutique du TLP. La philosophie de Wittgenstein est dès le départ et restera jusqu’au bout une pensée – mieux : une activité – à visée thérapeutique. Le paragraphe 4.112 définira ainsi la tâche philosophique :

Le but de la philosophie est la clarification logique des pensées.

La philosophie n’est pas une théorie mais une activité.

Une œuvre philosophique se compose essentiellement d’éclaircissements.

Le résultat de la philosophie n’est pas de produire des « propositions philosophiques », mais de rendre claires les propositions.

La philosophie doit rendre claires, et nettement délimitées, les propositions qui autrement sont, pour ainsi dire, troubles et confuses.

Mais cette tâche négative ne peut être menée que sur la base d’une tâche plus positive, qui consiste à déterminer les conditions du sens : déterminer précisément la « frontière » entre ce qui peut être dit / pensé et ce qui ne peut pas l’être, c’est là sans doute le problème philosophique central que le TLP prétend avoir réglé. La conclusion de ce travail est résumée en deux thèses conjointes dans l’avant-propos :

Tout ce qui proprement peut être dit peut être dit clairement, et sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence.

Le langage peut dire proprement et clairement quelque chose du monde : on peut dire des choses sensées et vraies du monde (c’est en particulier ce que font les sciences de la nature), il y a une intelligibilité du monde à travers le langage.

Mais cette possibilité offerte par le langage n’est pas illimitée : il y a aussi de l’indicible, et il faut reconnaître cette frontière et s’abstenir de la franchir (ce sera le dernier mot du livre, la proposition 7). C’est précisément faute d’une claire conscience de cette frontière que la tradition philosophique s’est fourvoyée dans des pseudos-problèmes. Elle aurait dû s’en tenir à la tâche de délimiter les conditions du sens, au lieu de tenter en vain de s’en affranchir.

La suite du TLP distinguera ainsi ce qui peut être dit et ce qui ne peut être que montré, distinction centrale du livre, ainsi que le confirme la Lettre à Bertrand Russell du 19 août 1919 :

Le point essentiel est la théorie de ce qui peut être exprimé [gesagt] par des propositions – i. e. par le langage – (et qui, ce qui revient au même, peut être pensé) et ce qui ne peut être exprimé par des propositions, mais seulement montré [gezeigt] ; ce qui je crois est le problème cardinal de la philosophie.

C’est là le problème que le TLP prétend avoir positivement résolu.

Mais l’avant-propos se termine par un ultime paradoxe, en énonçant la seconde valeur de l’ouvrage :

la valeur de ce travail consiste (…), en second lieu, en ceci, qu’il montre combien peu a été fait quand ces problèmes ont été résolus

Le TLP prétend donc tout à la fois avoir résolu définitivement certains problèmes cruciaux et avoir montré ce que cette résolution a de minimal voire d’inessentiel. C’est la fin de la section 6 en particulier qui soulignera les problèmes essentiels qui restent non résolus – et qui sont en un sens insolubles – sans pour autant disparaître : la question des valeurs (éthiques et esthétiques), celle du « sens » du monde ou de sa raison d’être, le sens de la vie et de la mort, etc. Ainsi le paragraphe 6.52 énoncera :

Nous sentons que, à supposer même que toutes les questions scientifiques possibles soient résolues, les problèmes de notre vie demeurent encore intacts. À vrai dire, il ne reste plus alors aucune question; et cela même est la réponse.

La « réponse » à ces problèmes est que ces problèmes ne peuvent pas même être posés, énoncés de manière sensée. S’ils peuvent être « résolus », ce ne sera pas de manière théorique ni par le biais du langage. Ces problèmes sont essentiels, mais à leur propos on se doit de garder le silence : il faudra sans doute les vivre, mais non les penser.

A cet ultime paradoxe de l’avant-propos fait écho la lettre adressée par Wittgenstein à son éditeur Ludwig von Ficker en octobre ou novembre 1919, dans laquelle il affirme y révéler le sens le plus profond du TLP :

Le sens du livre est éthique. (…) Je voulais écrire ceci, que mon travail consiste en deux parties : l’une qui est présentée ici, à quoi il faut ajouter tout ce que je n’ai pas écrit. Et c’est précisément cette partie-là qui représente l’essentiel.