Lecture des propositions 5.2 à 5.476 – Opérations de vérité et impossibilité d’un langage illogique

Résumé des acquis des prop. 4.5 à 5.156 (cf. article ici) :

  • il y a une « forme générale de la proposition » : « ce qui a lieu est ainsi et ainsi » (4.5)
  • Deux « niveaux » de signification / proposition : prop. élémentaires / composées
  • A ces deux types de propositions correspondent deux manières d’être vraies : rendues vraies par le monde, par l’existence du fait atomique correspondant (pour les prop. élémentaires), rendues vraies par leurs conditions de vérité (pour les prop. composées) ; véri-fonctionnalité / extensionnalité / inférence
    • 2 cas extrêmes (de prop. complexes) : tautologie (vraie dans tous les mondes possibles, i.e. quelle que soit la vérité des prop. élémentaires qui la composent) et contradiction (fausse dans tous les mondes possibles, etc.)
    • entre ces 2 cas : degrés de probabilité (par ex. une conjonction p et q est vraie dans 1 cas sur 4, fausse dans 3 cas sur 4 ; une disjonction est beaucoup plus probable : vraie dans 3 cas sur 4, fausse dans 1 cas sur 4) ; les propositions élémentaires ont toutes, quant à elles, une probabilité de 0,5 (chaque fait atomique étant indépendant des autres et pouvant soit se produire soit ne pas se produire, sans milieu ; cf. tirage de la boule blanche ou noire dans l’urne, 5.154).
  • nécessité, contingence et probabilité :
    • il n’y a de nécessité que logique : la vérité / fausseté des prop. complexes résulte nécessairement de la vérité / fausseté des prop. élémentaires (cf. tables de vérité qui permettent de la « calculer ») ; quant aux tautologies et aux contradictions, elles sont respectivement nécessairement vraies et fausses.
    • au contraire, les faits sont contingents : la vérité / fausseté des prop. élémentaires est contingente (une seule et même proposition élémentaire peut être vraie dans un monde possible et fausse dans un autre ; probabilité de ½ pour chaque monde possible) ; et ainsi la vérité des propositions complexes (hors tautologie et contradiction) est toujours plus ou moins probable (entre 0 et 1).

1. Les opérations de vérité (5.2-5.3)

Introduction de la notion d’ « opération » : souligne la conception wittgensteinienne du langage comme algèbre, comme calcul, comme « machine » à produire de énoncés (engendrant, développant, potentiellement à l’infini, des propositions à partir d’autres propositions).

Cette notion complète et approfondit celle de « fonction de vérité » qui a occupé la section précédente, en restituant la dynamique qui transforme et engendre des propositions les unes à partir des autres.

Max Black : on peut tout aussi bien dire que x2 est une certaine fonction de x ou dire que x2 est dérivé de x par l’opération de mise au carré, ce qui met alors l’accent sur la règle de transformation de x en x2.

5.2 : les propositions ont entre elles, au niveau de leur structure, des « relations internes ».

L’opération exécutée sur un ensemble de prop. (qui sont ses bases) produit un résultat (la prop. résultant de l’opération) : ce faisant, l’opération « exprime » une relation entre les structures des prop. de base et celles de la prop. en résultant.

L’importance de cette notion d’opération souligne que « la « sémantique » de Wittgenstein est une combinatoire  » (Marion, 112). Il s’agit d’opérer, c’est-à-dire de construire des signes, selon une certaine règle de combinaison (cf. Carnets, 22/11/16, 165).

L’opération (Operation) : « L’opération est ce qui doit arriver à une proposition pour que l’autre [une autre] en résulte. » (5.23)

L’opération (acte de coordination de plusieurs prop. par un connecteur logique : non, et, ou, etc.) produit une prop. (plus complexe) comme étant son résultat, le résultat de la combinaison déterminée de ses « bases » (les prop. sur lesquelles portent l’opération), différent (« autre ») de ces bases elles-mêmes.

5.23 : « pour que l’autre en résulte », mieux « une autre » (Chauviré / Plaud)

« An operation is what has to happen to a proposition in order to turn it into a different one. » (Anscombe, 117).

Carnets, 23/01/15 : « la négation [par ex.] est une opération ». (qui inverse le sens de la prop. initiale)

Anscombe privilégie l’ex. de l’opération de « conversion » opérée sur une relation telle que « être le mari de », dont la converse est « être la femme de ».

Ainsi passer de « a est le mari de b » à « a est la femme de b », consiste à appliquer une opération de conversion à la relation R (« mari de ») de la 1e prop. : passer de aRb à aCnvRb (aCnv(mari de)b).

5.2341 : « Le sens d’une fonction de vérité de p est une fonction du sens de p. »

C’est-à-dire que le résultat d’une opération sur p (= une fonction de vérité de p) est une fonction du sens de p : « non-p » est une fonction du sens de p (précisément son inversion : « La négation inverse le sens de la proposition ») ; de même, on pourrait dire que 2 est une fonction de vérité de 4 (le résultat de l’opération racine carrée) et que dans cette mesure 2 est une fonction du sens de 4 (Anscombe).

Ne pas confondre opération et fonction : l’opération ne caractérise pas le sens de la proposition, n’affirme rien (du monde) mais affirme seulement son résultat (5.25)

Carnets, 23/01/15 : « l’opération dénote une opération » non un objet, ni un fait ; seul son résultat (la prop. composée) « énonce quelque chose » (dénote un fait).

L’opération est toujours itérable, réitérable : elle peut s’appliquer à nouveau à son résultat (contrairement à une fonction, qui ne peut pas être son propre argument ; cf. 5.251 et déjà 3.333).

Sa réitération engendre une « série de formes » (notion introduite en 4.1273).

Cf. aussi Carnets (17/8/16, 152) : fait passer d’un terme au terme suivant ; le concept « et ainsi de suite » est équivalent au concept d’opération (24/11/16, 165).

5.2521 – 5.2522 : application successive d’une opération (à son propre résultat) – « etc. » ou « et ainsi de suite » (and so on, und so weiter)

O désigne l’opération elle-même, O’ le résultat de l’opération.

[a,x,O’x] : a est le premier terme (la 1e base, non issue d’une opération) ; x un terme arbitraire de la série (représentant par ex. le résultat de O’a ou de O’O’a, etc.) ; O’x la forme du terme qui suit immédiatement x (par ex. O’O’a si x = O’a, etc.)

Une opération peut inverser / annuler l’effet d’une autre opération (5.253), ou s’annuler elle-même (5.254) : Par ex., la conversion inverse le sens de la relation.

Ou encore, la réitération de la négation fait « disparaître » celle-ci (non-non-p = p). L’opération de négation est en quelque sorte équivalente à l’opération arithmétique de multiplication par -1 (production du nombre opposé) : 2 x -1 = -2 ; -2 x -1 = 2, etc.

Carnets, 24/01/15 : « seules des opérations peuvent s’annuler »

5.3 – 5.32 : toutes les propositions (complexes) sont maintenant définies en termes de résultats d’opérations de vérité, dans la mesure où toutes les fonctions de vérité sont elles-mêmes « des résultats d’applications successives d’un nombre fini d’opérations de vérité ».

Ainsi, si « la proposition [complexe] est une fonction de vérité des propositions élémentaires » (prop. 5), c’est au sens où cette fonction de vérité est le résultat d’une opération exécutée sur les propositions élémentaires (par ex. une conjonction), qui sont alors les bases de cette opération de vérité.

Plus précisément : l’opération de vérité fait « naître » (engendre, 5.3) une fonction de vérité (= prop. complexe) à partir de prop. élémentaires.

Et ainsi de suite (du fait de la nature réitérable des opérations de vérité) : sur la fonction de vérité engendrée directement à partir de prop. élémentaires pourra s’appliquer une nouvelle opération de vérité, etc.

Plus précisément encore (5.32) : « résultats d’appli­cations successives d’un nombre fini d’opérations de vérité sur les propositions élémentaires » (les opérations de vérité sont en nombre fini, et, elles peuvent même toutes être, en un sens, ramenées à une seule – barre de Sheffer).

2. Il n’y a pas d’ « objets » ni de « constantes » logiques (5.4-5.473)

On retrouve ici le leitmotiv wittgensteinien du caractère à la fois impossible et inutile d’une « théorie logique » (contre Frege et surtout Russell).

Cf. 40312 : « Ma pensée fondamentale est que les « constantes logiques » ne sont les représentants de rien »

Ce qui montre d’abord ici qu’il n’existe pas d’objets – ni de constantes – logiques (que dans le monde rien ne correspond à « et » par ex.), c’est la possibilité de définitions réciproques (« croisées », Chauviré / Plaud) des signes logiques, y compris des quantificateurs (5.441).

Signes / connecteurs : non-non-p = p ; on peut remplacer tous les connecteurs logiques par l’emploi de plusieurs barres de Sheffler (négation de la conjonction logique – pas les deux à la fois ; ou bien par la double négation – ni ni).

Quantificateurs (5.441) : ~(∃x).~fx = (x).fx / ∀x.fx

Il n’existe aucun homme (~(∃x)) qui ne soit pas mortel (~fx) = Tout homme est mortel.

Plus loin Wittgenstein proposera de remplacer également les quantificateurs existentiel et universel par l’emploi des connecteurs logiques de conjonction et de disjonction.

Par ex. :

  • ∀x.fx peut être remplacé par fa ∧ fb ∧ fc ∧ fd, etc.
  • ∃x.fx peut être remplacé par fa ∨ fb ∨ fc ∨ fd, etc.

De même : (∃x).fx.x=a dit la même chose que fa.

Ou encore, deux différentes combinaisons d’opérations de vérité sur les mêmes prop. de base peuvent produire un résultat, une fonction de vérité identique.

Par ex. p ⊃ ~ q est équivalent à ~ (p.q)

Carnets, 183 : les anciens indéfinissables logiques (par ex. « et ») montrent, du fait de la possibilité de les définir mutuellement / les uns par les autres, que ce ne sont pas des indéfinissables, ni des signes dénotant de relations.

Cela revient à dire aussi qu’il ne faut pas confondre relations logiques (et, ou, etc.) et relations « matérielles » (à gauche, etc.). Les connecteurs logiques ne « désignent aucune relation » (aucun fait) entre objets : ils opèrent une mise en relation entre propositions.

5.43 : non-non-p n’exprime pas un autre fait que p ; que d’une proposition p suive une infinité d’autres propositions (qui seraient ~ ~ p, ~ ~ ~ ~ p, etc.) est « très peu vraisemblable ».

5.44 : cf. aussi Carnets, 191 ; il n’y a pas d’objet « non » ; 

Si ~ désignait un objet (avait une référence), alors ~ ~ p ne serait pas équivalent à p (puisque ~ ~ p comporterait pour ainsi dire 3 objets)

Carnets, 17/12/14 : les fonctions de vérité ne sont pas des « fonctions matérielles », sinon elles ne pourraient disparaître.

5.442 : Quand une proposition est donnée (par ex. fa, lorsqu’elle est comprise par nous), sont données avec elle le résultats de toutes les opérations de vérité qui la prennent pour base, toutes ses « fonctions logiques » (Carnets, 7/10/14 : par ex. non-fa, etc.)

Cf. 5.47 (2) : « Toutes les opérations logiques sont déjà contenues dans les propositions élémentaires. Car « fa » dit la même chose que : « (∃x) . fx . x= a». »

5.45 : « s’il y a des signes primitifs »

5.451 : « si la logique a des concepts fondamentaux », il doivent être indépendants (non déductibles les uns des autres, sans hiérarchie)

Remarquer le « si » : concession à l’idée qu’il y ait de tels concepts.

Marion (127) : « Il rejette donc l’idée qu’il y a des axiomes en logique : « Toutes les propositions de la logique sont d’égale légitimité, il n’y a pas parmi elles de lois fondamentales essentielles et de propositions dérivées » (6.127) »

5.461 – 5.4611 : « Les signes des opérations logiques sont des signes de ponctuation »

L’exigence de parenthèses (ou de points, etc.) pour les pseudo-relations logiques (à la différence des relations réelles, qui n’en exigent pas) suggère que les connecteurs logiques ne sont pas de signes primitifs.

Les connecteurs logiques ont en effet besoin de parenthèses :

  • ~ p . ~ p n’est pas équivalent à ~ (p . ~ q) : pas la même table de vérité ; « il et faux qu’il pleuve et il et faux qu’il vente » ≠ « il est faux qu’il pleuve et qu’il ne vente pas »
  • p ⊃ q ⊃ r n’est pas équivalent à (p ⊃ q) ⊃ r : pas la même table de vérité.
  • De même en maths : 7 – 2 + 1 pourrait être lu comme (7 – 2) + 1 (= 6) ou comme 7 – (2 + 1) (= 4)

Carnets, 211 : les parenthèses montrent que les relations logiques ont une « portée » (la portée de leur opération).

Mais les parenthèses n’ont pas de « signification autonome », ce sont des signes de « ponctuation » comme tous les signes d’opération logique.

5.47 : constante logique unique / signe primitif unique / « en une seule fois »

Carnets, 5/11/14 : « toutes les constantes logiques sont déjà contenues dans la proposition élémentaire » (65).

Le nombre des éléments logiques dépend essentiellement de notre notation : cf. aussi 5.474

3. « La logique doit prendre soin d’elle-même. » (5.473-5.476)

1e note des Carnets (22/8/14, 23) : phrase capitale et célèbre.

Elle signifie fondamentalement que la logique n’a pas besoin d’être épaulée par une théorie logique, par un discours théorique qui en prouverait ou en garantirait la validité ou l’usage correct, ni de faire appel à une quelconque « intuition » ; elle est sa propre « thérapeutique », et indique d’elle-même son usage correct, pour peu qu’on soit attentif à ses signes et qu’on sache « calculer » à partir d’eux (cf. 6.233 et 6.2331).

La logique « se police elle-même » (Granger, 51) et Pears : « En d’autres termes, la logique est un système auto-suffisant qui ne peut être validé que de l’intérieur. » (32).

Cf. la différence entre ces deux ensembles de termes, qui saute aux yeux et aux oreilles :

  • « Socrate est identique » (phrase correcte mais galimatias, faute d’avoir donné une signification au mot « identique » à cette place / fonction, ici en tant qu’adjectif)
  • « Identique être dans » (phrase mal formée, non phrase)

Dans le 1er cas, l’emploi de « identique » dans cette place structurelle (comme fonction ayant Socrate comme argument) est possible et donc permis (légitime). Pour autant, la phrase est dénuée de sens par notre faute, parce que nous n’avons pas fait ce que nous aurions pu faire : elle est en quelque sorte incomplète, incomplètement déterminée, et non illogique.

Il y a là si l’on veut une erreur sémantique (sens / référence) mais pas syntaxique (logique).

Dans le 2e cas, il ne s’agit pas du tout d’une proposition (on est hors du langage).

5.4731 : « la langue empêche elle-même toute faute logique. »

La validité logique est indépendante d’un choix humain ou d’une convention : elle est inhérente à tout langage qui fonctionne comme langage, et elle se montre à même son fonctionnement.

Une langue ne peut être une langue (qui fonctionne, comme outil de communication et de description du monde) qu’à la condition d’être logique a priori, c’est-à-dire interdisant a priori toute phrase mal formée (grammaticalement fautive) d’être reconnue comme phrase.

Analogie avec les jeux : savoir jouer n’implique pas de savoir « bien » jouer, mais implique de connaître les règles et par là tous les coups permis, tous les coups « well-formed » et en cela « possibles ».

Devise d’Occam (5.47321) : « Entia praeter necessitatem non sunt multiplicanda » (les êtres ne doivent pas être multipliés au-delà de ce qui est nécessaire)

Référence déjà utilisée en 3.328 :

« Si un signe n’a pas d’usage, il n’a pas de signification. Tel est le sens de la devise d’Occam.

(Si tout se passe comme si un signe avait une signification, c’est qu’alors il en a une.) »

Les constantes logiques sont en fait des règles de combinaison / opérations des éléments signifiants (matériels) des propositions.

Marion (128-129) : « « Pour Wittgenstein, l’inférence doit se faire littéralement sous nos yeux – la relation interne entre les propositions se montre – et il n’y a pas besoin de faire appel pour cela à un énoncé de la règle que nous aurions à suivre mentalement à la trace. »

5.4733 : « toute proposition possible est construite selon les règles »

Différence avec Frege : il y a des prop. « construites selon les règles », « well-formed », correctement agencées, mais qui n’ont pas de sens. Autrement dit, une proposition insensée est encore et déjà une proposition, relève du langage.

Leur non-sens ne provient pas de leur mauvaise construction (relations entre leurs éléments) mais d’un problème de référence incomplète (« signification » ici = Bedeutung) de certains de ses éléments. Il y a seulement « omission » (6.53). Or, nous sommes responsables de ces corrélations (de la référence donnée aux termes), de la « méthode de projection », de l’usage de tel signe comme représentant telle chose ou telle situation (cf. 3.11).

Une proposition insensée peut d’ailleurs être corrigée, comme le souligne Anscombe (68) : « What Wittgenstein means by ‘Every possible proposition is well-formed’ is that the relations that must hold between the elements if a sentence is to be a sentence at all must be there also in any nonsensical sentence, if you could make this have a perfectly good sense just by changing the kind of reference that some part of the sentence had. Here it is ‘we’ who ‘give’ a sign its reference. »

On avait déjà vu que pour Wittgenstein, une pensée ou un langage illogique sont impossibles et contradictoires (cf. 3.03 et secondaires et déjà les Carnets).

Les Carnets énonçaient cela ainsi : dans une proposition, nous pouvons « rassembler des choses » qui ne se rassemblent pas ainsi dans la réalité, mais « nous ne pouvons faire un assemblage illogique, car il nous faudrait alors, dans le langage, sortir de la logique. » (15/10/14).

De même, les Notes de Norvège (1914) : « impossible de construire un langage illogique » (Carnets, 196).

5.474 : relativité des opérations et signes logiques « primitifs »

Ce qui renforce encore et pour finir l’idée que la logique prend soin d’elle-même, qu’elle n’est pas vraiment un « sujet », une « réalité » qu’il faudrait découvrir et étudier pour elle-même dans une théorie qui pourrait prétendre à la vérité, qui pourrait faire l’objet d’une science (à la différence de faits), c’est que le nombre de ses prétendues notions primitives « ne dépend que de notre notation ».

Cf. par ex. le fait que l’on puisse remplacer plusieurs signes par un seul, de manière partiellement arbitraire. La logique du langage n’est pas en elle-même arbitraire, mais sa description, sa théorisation, sa notation le sont partiellement.

La logique, en ce sens, est de l’ordre de la philosophie, non de la science (cf. distinction en 4.11).