Lecture des propositions 4.2 à 4.4661 – conditions de vérité, tautologies et contradictions

Les propositions de la section 4.1 ont constitué une sorte de « digression essentielle » en développant principalement la distinction fondamentale chez Wittgenstein entre ce qui se montre et ce qui se dit, ainsi que sa conception de la philosophie comme « activité d’élucidation ».

La leçon principale en est que la tâche de la philosophie consiste à délimiter « le territoire contesté de la science de la nature », autrement dit le territoire du pensable, et, partant, de l’impensable. Cette dernière distinction recouvre largement la distinction proprement wittgensteinienne entre ce qui peut être dit – ne peuvent être dits que les faits – et ce qui seulement se montre sans pouvoir être dit (et qui doit donc rester tu). En particulier, les propriétés « formelles » du monde et les concepts (formels) qui servent à les exprimer – c’est-à-dire les propriétés logiques communes au monde et au langage et qui permettent à celui-ci de dépeindre les faits – se montrent dans l’usage du langage mais ne peuvent être dites par lui.

Les propositions des sections 4.2 à 4.4 reprennent le fil des considérations de la section 4, qui porte globalement sur la proposition : « vérifonctionnalité » et thèse d’ « extensionnalité », tables de vérité, tautologies et contradictions, en seront les principales notions. L’idée directrice étant la thèse d’extensionnalité, à savoir le principe selon lequel les propositions complexes sont des fonctions de vérité des propositions élémentaires.

1. Les propositions élémentaires : 4.2 – 4.3

4.2 : « Proposition » = ici proposition complexe ; les « possibilités d’existence ou de non-existence des états de choses » renvoient aux propositions élémentaires qui composent les propositions complexes.

Rappel :

  • objet / état de choses / fait
  • noms / prop. élémentaire (atomique) / prop. complexe (moléculaire)

Mais qu’est-ce qu’une proposition élémentaire ? Peut-on en donner un exemple ?

4.21 : la prop. élémentaire = affirmation (de l’existence) d’un état de choses ; un seul état de choses, indépendamment de sa participation à un agencement d’états de choses (= fait).

L’affirmation la plus simple d’une réalité (au sens de in-analysable, non décomposable) ; la plus petite et simple affirmation (simplicité idéale), la plus petite unité de réalité.

4.211 : indépendance des prop. élémentaires (et des états de choses qui leur correspondent)

La prop. élémentaire consiste en une combinaison « immédiate » de noms. (4.221)

En ce sens, la vérité d’une proposition élémentaire est immédiate également : elle ne dépend que d’elle-même (elle contient ses propres conditions de vérité), ne dépend de la vérité d’aucune autre proposition.

C’est pourquoi, il n’y a pas de contradiction possible entre propositions élémentaires (≠ prop. complexes) : 4.211.

C’est là un « signe » de reconnaissance des prop. élémentaires : mais on voit bien aussi, par là, que nous ne parvenons pas à énoncer des prop. élémentaires…

De même, pour les mêmes raisons, deux propositions élémentaires ne peuvent se déduire l’une de l’autre. Deux propositions sont déductibles l’une de l’autre (=> q) lorsque les conditions de vérité de la première sont aussi conditions de vérité de la seconde (cf. 5.12, 5.134), lorsqu’elles partagent donc des conditions de vérité.

Cela revient aussi à dire que le produit logique (conjonction) de deux propositions élémentaires ne peut être ni une tautologie, ni une contradiction (cf. 6.3751) : deux propositions élémentaires disent nécessairement deux choses différentes (≠ tautologie), et complètement indépendantes (≠ contradiction).

5.152 : « Les propositions qui n’ont en commun aucun argument de vérité nous les nommerons mutuellement indépen­dantes. »

En quoi consiste une proposition élémentaire ?

4.22 : elle est un « enchainement », « assemblage », « combinaison immédiate » de « noms ».

La proposition complexe est une combinaison, non de noms, mais de propositions élémentaires.

4.221 – 4.2211 : nécessité des prop. élémentaires, l’analyse devant avoir une fin (sinon, la détermination du sens et de la vérité des propositions ne serait pas possible)

Ce n’est pas une question de nombre, de degré de complexité ontologique : il doit y avoir des prop. élémentaires et des noms, même si objets et états de choses sont supposés en nombre infini: même si le monde est infiniment complexe, il doit être composé d’éléments.

Marque de l’atomisme logique de Wittgenstein : « Pour que la description — c’est-à-dire la représentation logiquement articulée du monde — soit complète, il faut que les faits, si complexes soient-ils, s’analysent en dernier ressort en états de choses ou faits élémentaires, qui en sont pour ainsi dire les molécules ultimes. Et cela, dira Wittgenstein, même si chaque fait se trouvait être infiniment complexe. (4.2211.) De même pour que ces faits élémentaires puissent être représentés en tant que faits, il faut qu’il y ait des choses dont ils constituent les liaisons. L’analyse ultime du langage, parallèle à celle du monde selon la thèse centrale du Tractatus, conduit à des propositions élémentaires qui sont des combinaisons d’objets. » (Granger, 52-53).

4.23 : le nom n’a de sens que dans la prop. (le sens commence avec la prop. élémentaire).

Rappel de 3.3 : « Seule la proposition a un sens; ce n’est que lié dans une proposition que le nom a une signification. »

Remarques sur le symbolisme (4.24)

Symboles de noms (x, y, z) et de fonctions de noms (fx, f(x,y)) : la prop. élémentaire est une fonction de noms. En tant que proposition elle peut être notée p, q, r, etc.

4.241 – 4.243 : sur l’identité des choses et des signes

« La définition [i.e. l’équation] est une règle concernant les signes » (4.241) : elle stipule que tel signe peut être remplacé par tel autre signe (ou groupe de signes).

Autrement dit (4.242), « a = b » n’est pas une proposition (élémentaire), mais une simple « élucidation », un « auxiliaire de la présentation » : c’est l’expression de la substituabilité des deux signes « a » et « b », ou de l’identité des objets a et b ; elle montre quelque chose mais elle ne dit rien à propos de a ni de b.

4.243 : question rhétorique.

Comprendre 2 noms, c’est immédiatement savoir s’ils désignent deux choses différentes ou la même : sinon la compréhension de la proposition dans laquelle il figurent tous deux serait impossible.

Comparaison avec la traduction : connaître la signification d’un mot dans une langue et celle de son équivalent dans une autre langue, c’est nécessairement savoir aussi d’emblée qu’ils sont équivalents, savoir que l’un traduit l’autre.

Quant à une expression telle que « a = a », elle est également vide de sens : c’est une tautologie.

Possibilités et tables de vérité (4.25 – 4.31)

Un état de choses peut être existant ou inexistant.

Une prop. élémentaire est vraie lorsque l’état de choses correspond existe, fausse s’il n’existe pas.

4.25 – 4.26 : la totalité des prop. élémentaires vraies et fausses = description totale du monde, tout ce qui a lieu et en même temps tout ce qui pourrait avoir lieu mais n’a de fait pas lieu (cf. 1.12 : « la totalité des faits détermine ce qui a lieu, et aussi tout ce qui n’a pas lieu. »)

Cf. aussi totalité des propositions complexes vraies = sciences de la nature (4.11), or celles-ci peuvent / doivent s’analyser, en propositions élémentaires, en dernière instance.

4.27 – 4.34 : il y a autant de possibilités d’existence / non existence des états de choses que de possibilités de vérité / fausseté des propositions élémentaires qui leur correspondent.

Existence / inexistence et vérité / fausseté étant des alternatives à 2 termes, il y a 2n possibilités, où est le nombre d’états de choses / propositions élémentaires supposé. 

Si 2 prop. : 22 possibilités, etc.

La formule de 4.27 n’est pas aisée à comprendre… Cf. cependant note de Granger dans sa traduction du TLP (65 n. 1)

Premières tables de vérité (4.31), représentant ces possibilités de vérité des propositions élémentaires en fonction de leur nombre (sans connecteur pour le moment) : cf. 1er schéma des tables de vérité.

Prendre un exemple (en supposant qu’il s’agisse de propositions élémentaires, ce qui n’est pas le cas) : « Cette bouteille est verte » (p), « Cette bouteille est sur la table » (q), « Cette bouteille pèse 200 g » (r)

2. Les propositions complexes : vérifonctionnalité et extensionnalité (4.4)

La proposition complexe (moléculaire) = connexion de prop. élémentaires (via l’un des connecteurs possibles) : par ex. « Cette bouteille est verte et est sur la table » (ou « Une bouteille verte est sur la table »).

4.4 – 4.41 : la vérité d’une proposition complexe dépend entièrement / uniquement de la vérité des propositions élémentaires qui la composent.

4.41 : «  Les possibilités de vérité des propositions élémentaires sont les conditions de la vérité et de la fausseté des propositions [complexes]. » (nous soulignons)

La vérité des propositions complexes est une fonction des propositions élémentaires qui les composent (de leur vérité / fausseté) : la prop. complexe n’est pas rendue vraie / fausse en quelque sorte par elle-même (par / de son propre fait), mais comme résultat d’un calcul opéré sur la vérité des prop. qui la composent.

A la proposition complexe « Socrate est laid et sage » il ne correspond pas un seul (et 3e) fait (le fait d’être à la fois laid et sage), mais deux (le fait d’être sage et le fait d’être laid) que l’on considère ensemble, dans leur conjonction.

Russell (Préface) : « Une fonction de vérité d’une proposition p est une proposition contenant p et telle que sa vérité ou sa fausseté dépende uniquement de la vérité ou de la fausseté de p [par ex. non-p est une telle fonction de p], et de même une fonction de vérité de plusieurs propositions p, q, r, . . . est une proposition contenant p, q, r,… et telle que sa vérité ou sa fausseté dépende seulement de la vérité ou de la fausseté de p, q, r,… » (TLP, Préface, 18-19).

Principe dit d’extensionnalité : les prop. complexes sont des « extensions » des prop. élémentaires.

4.411 : plus largement, toute espèce de proposition (autre qu’élémentaire) doit être comprise comme une extension de propositions élémentaires ; même les propositions générales – « Tous les hommes sont mortels » – peuvent et doivent être comprises à partir d’elles (Wittgenstein comprendra la généralisation comme une conjonction intégrale).

Par là, on comprend également ce qui justifie la nécessité a priori de l’existence de propositions élémentaires : si toute proposition était complexe, sa valeur de vérité ne pourrait jamais être établie (régression à l’infini).

Véri-fonctionnalité des opérateurs logiques : chaque connecteur opère comme une fonction de vérité sur les possibilités de vérité des propositions élémentaires qu’il connecte. Ce qui signifie que chaque connecteur peut être défini par l’effet / opération qu’il produit sur les possibilités de vérités des propositions élémentaires qu’il combine.

Cf. 2e schéma des tables de vérité.

Les combinaisons de possibilités de vérité réapparaitront dans la théorie de l’inférence et dans la définition des probabilités (cf. 5.15 et sqq.).

Pour prendre un exemple simple , soit p et q deux propositions élémentaires. Puisque « p v q » a trois possibilités de combinaison des valeurs de vérité de p et de q qui la rendent vraie et une seule combinaison en commun avec « p & q », la mesure de la probabilité que la proposition « p ∨ q » donne à « p ∧ q » est 1/3 (si  p ∨ q est vraie, il y a une chance sur 3 que  p ∧ q soit vraie).

4.42 : Formule difficile à lire mais qui peut se résumer par « 2 puissance 2 puissance n)

Cf. table du 5.101 : pour 2 propositions élémentaires, il y a 16 (24) possibilités d’accord / désaccord entre une proposition complexe et les possibilités de vérité des 2 propositions élémentaires dont elle est composée ; correspond à l’ensemble des connecteurs logiques possibles entre elles. 

C’est ce qui est qualifié de « série » de « groupes possibles de conditions de vérité » en 4.45.

Cette série est effectivement ordonnée : d’abord VVVV, puis VVVF, etc., avec les 2 cas extrêmes de la tautologie et de la contradiction.

4.43 : correspond à l’ajout de la 3e colonne (produit de plusieurs prop. élémentaires) (et absence de V = F)

4.431, 4.441 et 4.442 : critique de Frege et de Russell/ pas d’objets logiques. (le Vrai n’est pas un objet, il n’y a nul besoin du signe d’assertion).

4.44 : ?

Tautologies et contradictions, les 2 cas extrêmes (4.46)

Tautologie : toujours vraie (jamais fausse), pour toutes les possibilités de vérité des propositions élémentaires.

Ex. : « il pleut ou il ne pleut pas » (disjonction exclusive) – P ∨ ~P

Ex. : « il pleut donc il pleut » (implication réflexive) – P => P

Ex. : si P => Q et Q => R, alors P => R – ( (P=>Q) ∧ (Q=>R) ) => (P=>R)

Ex. : si P => Q et P, alors Q – ( (P=>Q) ∧ P ) => Q

Contradiction : toujours fausse (jamais vraie), pour toutes les possibilités de vérité des propositions élémentaires.

Ex. « il pleut et il ne pleut pas » – P ∧ ~P

4.461 : « La proposition montre ce qu’elle dit, la tautologie et la contradiction montrent qu’elles ne disent rien »

Elles sont « vides de sens » (Sinnlos), et non « insensées » ou « dépourvues de sens » : ce sont des « pseudo-propositions » (Carnets, 10/06/15).

cf. note de trad. GG : « sinnlos. Par opposition à unsinnig, dépourvu de sens. Tautologie et contradiction n’apportent aucune information sur le monde. Elles ont un sens, mais vide de tout contenu. Voir l’analogie avec le zéro arithmétique à l’aphorisme 4.4611 »

Elles ont un sens, mais vide : sans contenu (factuel), mais appartenant au symbolisme.

Rappelons qu’une proposition sensée est toujours susceptible d’être vraie et/ou fausse : tautlogie et contradictions ne connaissent pas cette bi-polarité.

Cela revient à dire qu’elles ne sont pas des « images de la réalité ». Pourquoi ?

4.461 et 4.463 : les tautologies et les contradictions n’ont pas de conditions de vérité (les premières sont vraies inconditionnellement, les secondes ne sont vraies sous aucune condition) ; or « Les conditions de vérité déterminent le domaine de variation laissé aux faits par la proposition. » (4.463, nous soulignons). Tautologies et contradictions ne déterminent / délimitent donc rien dans l’espace logique (c’est comme si tout était noir, ou tout était blanc).

[Rem : Les vérités logiques sont des tautologies (6.1)]

Certitude (nécessité) / Possibilité / Impossibilité

4.465 : une proposition (non tautologique) + une tautologie dit la même chose que la proposition seule.

Et aussi la même chose que cette proposition avec une autre tautologie.

Cf. Carnets, 10/06/15 : « toutes les tautologies disent la même chose (A savoir rien) »

Cf. aussi 5.43 : « toutes les propositions de la logique disent la même chose. À savoir : rien. »

4.466 – 4.4661 : « La tautologie et la contradiction sont les cas limites de la connexion de signes, à savoir sa dissolution. »