On l’a déjà dit, le plan de la section 6 est assez clair, il y est question :
- de la forme générale de la fonction de vérité (6.0)
- de la « connaissance » logique (qui n’en est pas une) : « Les propositions de la logique sont des tautologies » et vides de sens (6.1)
- de la « connaissance » mathématique (qui n’en est pas une non plus) : « La mathématique est une méthode [de la] logique. » (6.2)
- des sciences physiques (6.3), qui sont une connaissance et relèvent des propositions sensées (+ de certains principes a priori)
- des propositions concernant les valeurs et les « problèmes de notre vie » (éthique, esthétique) (6.4), qui sont insensées, mais fort importantes.
Mais la toute fin du TLP – 6.4 à 7 – donne l’impression d’une accélération et d’un virage brusques, qui contrastent avec la relative lenteur et répétition des sections précédentes. Au point que la section 7 ne contiendra qu’une seule proposition, la dernière du livre.
D’un coup, apparaît un sujet qui n’avait quasiment jamais été abordé auparavant : celui des « valeurs ». Et ce sujet est en quelque sorte « réglé » en quelques lignes, sous une forme paradoxale : il est à la fois présenté comme étant essentiel ou supérieurement important, et presqu’immédiatement congédié comme relevant de l’indicible, et même d’une sorte d’interdit (« il faut le taire »).
Ce passage doit être relié d’une part à la lettre à Ficker (cf. plus loin), qui est contemporaine, et, ultérieurement, à la Conférence sur l’éthique qui date de 1929 (ainsi qu’aux autres conférences de cette époque, sur l’art, la psychologie et la religion).
En même temps, ces dernières propositions assurent à l’ouvrage son unité et sa clôture, en faisant écho à l’avant-propos.
1 – Faits et valeurs (6.4 – 6.42)
6.4 : pas de différence de « valeur » entre les propositions : équivalence (gleichwertig).
On ne comprend bien cette 1e proposition qu’à la lumière des suivantes (6.41 puis 6.42) : les propositions sont « équivalentes » en ce sens qu’elles ne font que dire des faits qui n’ont eux-mêmes aucune valeur intrinsèque ; les propositions (sensées) sont équivalentes en ce sens qu’elles n’ont pas de valeur.
6.41 : pas de valeur dans le monde
Le sens du monde (Der Sinn der Welt) est en dehors de lui (extrinsèque) : pas de « valeur » dans le monde. Neutralité axiologique du monde des faits.
« s’il y en avait une elle serait sans valeur » : tout ce qui est dans le monde est factuel, c’est-à-dire accidentel (non essentiel) ; s’il y avait des « faits-valeurs » (des valeurs qui seraient des faits), elles pourraient tout aussi bien ne pas être ; en quoi pourraient-elles être des valeurs ? Une valeur se doit d’être extérieure à ce qui est, non accidentelle, non liée à un « état particulier ».
Pour le dire autrement : une valeur, si c’en est une, devrait pouvoir « valoir » par son seul sens, sans dépendre d’aucun fait, et ne relève pas de la bi-polarité vrai/faux.
Une valeur est justement ce qui donne une forme de nécessité et de sens au monde : ce qui rend le monde « non accidentel ».
Une valeur est ce qui donne une certaine « importance », une certaine « supériorité » (ou infériorité, une hiérarchisation) à des choses / faits par rapport à d’autres ; qui permet de les juger du point de vue du bien / mal, juste / injuste, devoir-être.
Wittgenstein ne dit pas que les valeurs n’existent pas (a-moralisme), mais qu’elles sont d’un tout ordre que celui des faits.
Conférence sur l’éthique : dans le monde, il n’y a que « des faits, des faits, et encore des faits, mais pas d’éthique ». Et « l’éthique, si elle existe, est surnaturelle » (147).
Dans une certaine mesure, reprise de la thèse humienne de la distinction entre faits et valeurs : irréductibilité des valeurs aux faits ; « De ce qui est, on ne peut pas dériver ce qui doit être » (Ogien).
5.632 – Le sujet n’appartient pas au monde, mais il est une frontière du monde.
5.633 – Où, dans le monde, un sujet métaphysique peut-il être discerné ?
6.42 :
Donc, pas de « propositions éthiques » ni esthétiques : car éthique et esthétique sont une seule et même chose (6.421)
« Supérieur » : qui est de l’ordre des valeurs, de valeurs intrinsèques (et non instrumentales).
Pas de propositions : pas de propositions sensées au sens du TLP, c’est-à-dire étant nécessairement soit vraies, soit fausses, énonçant quelque chose (un fait) qui pourrait aussi bien ne pas être.
Ethique et esthétique ne « se laissent pas énoncer » : ne relèvent pas du « dire ». Il n’y a pas de doctrine, de thèses, de théorie ou de philosophie morale.
Ethique et esthétique sont « transcendantales » (le mot n’est employé qu’en 6.13 et ici), mais dans un autre sens encore que la logique.
Celle-ci se montre – et montre la « logique du monde » – dans ce que l’on dit. En revanche, les valeurs ne se montrent pas (en tout cas pas dans ce que l’on dit), tout ce qui peut se montrer c’est qu’il n’y a pas de valeurs dans le monde.
Ici, « transcendantal » signifie avant tout « transcendant » (comme dans Carnets, 30/07/16, qui dit aussi « métaphysique » par opposition à physique), extérieur et supérieur au monde (plutôt que condition de possibilité).
6.422 : notion de « loi éthique » (impératif moral, à la Kant : « tu dois », Du sollst)
La notion de devoir suppose que l’on puisse ne pas faire ce qu’un devoir commande (≠ nécessité).
Cet impératif n’est pas « hypothétique » : ce n’est pas « tu dois faire cela sinon il y aura telle ou telle conséquence ».
« Comme l’indiquera la Conférence sur l’éthique de 1929 (CE, p. 144 sq.), il peut certes y avoir des propositions pourvues de sens portant sur les « valeurs relatives », telles que « Mathieu Marion est un mauvais patineur mais un bon rameur », mais il ne peut pas y en avoir sur des « valeurs absolues » comme le « bien » ou le « mal absolu » qui soient pourvus de sens. » (Marion, 34)
La « conséquence » du respect ou de l’irrespect d’un devoir est « interne » ou intrinsèque : « dans l’acte lui-même » ; on peut penser au bonheur et au malheur du sujet lui-même. Non pas l’acte au sens des effets mondains de l’acte, mais le sens de l’acte. Bouveresse : « celui qui a bien bien agi doit avoir déjà sa récompense. » (La rime et la raison, 84).
Récompense et châtiment : W. lecteur de Dostoïevski.
C’est la pratique de la vie elle-même qui témoigne des valeurs et de leur respect.
6.423 : la volonté
Pas de sujet – « porteur », Träger – du vouloir (moral) : ne pas confondre la volonté morale (dont on ne peut rien dire), et la volonté psychologique (qui peut faire l’objet d’une science de la nature).
Le « sujet » de l’éthique est à rapprocher du « sujet métaphysique » ou « philosophique » dont il était question notamment en 5.641 : « le je philosophique n’est ni l’être humain, ni le corps humain, ni l’âme humaine dont s’occupe la psychologie, mais c’est le sujet métaphysique, qui est frontière – et non partie – du monde. »
2 – Qu’est-ce que les valeurs font au monde ? (6.43)
Une autre vision du monde, un autre point de vue sur le monde en totalité (et en ce sens un tout autre monde, bien que celui-ci reste inchangé dans son détail factuel).
« Le monde de l’homme heureux (Glücklichen) est un autre monde que celui de l’homme malheureux. » : c’est le même monde du point de vue phénoménal / factuel, mais « vécu » autrement par l’homme heureux, dans la mesure où il l’investit de valeurs et de sens.
Homme heureux ici : le bien-heureux, l’homme bon.
On peut penser ici aux idéaux stoïciens d’acceptation de la nécessité et de recherche de la vertu : cf. Notebooks.
Notebooks, 78 : « the world of the happy is a happy world »
6.431 : la mort
« Notre vie n’a pas de fin, comme notre champ de vision est sans frontière. »
La vie a la même dimension englobante / totalisante que le champ visuel (ou que le point de vue subjectif, comme dans le solipsisme) : pas d’extériorité ; la mort – comme sans doute aussi la naissance – ne fait pas partie de la vie ; on est, on a toujours été, et on sera toujours « en vie ».
Cf. à nouveau 5.62 et suivantes sur la notion de « frontières ».
Le commencement, de même que la fin, de l’expérience ne fait pas partie de l’expérience.
Deux concepts d’éternité : durée infinie ou intemporalité.
« celui qui vit dans le présent » : tonalité stoïcienne / épicurienne / antique ; le présent est éternel ;
Critique de l’immortalité, conçue comme « survie éternelle ».
6.432 : revient à la question de 4.3
Hétérogénéité radicale entre les faits et les valeurs.
« Dieu » : terme employé 5 ou 6 fois seulement dans tout le TLP ; le Notebooks identifie « Dieu » et le « sens de la vie ».
3 – Le Mystique et l’indicible (6.44 – 6.52)
a. Le Mystique (6.44 – 6.45)
Distinction entre le « comment » (Wie) du monde – que ce qui arrive arrive comme ceci ou comme cela – et le « quoi » du monde (le fait même qu’il soit, qu’il y ait monde, qu’il y ait « quelque chose plutôt que rien »).
Référence implicite à Spinoza : sub specie æterni, sous un certain aspect d’éternité, (point de vue intemporel, nécessaire et universel, absolu)
Notebooks : l’art est « l’objet vu sub specie aeternatis », la vie bonne est « le monde vu sub specie aeternati ».
En octobre 1916, Wittgenstein écrivait dans ses Carnets :
« L’œuvre d’art, c’est l’objet vu sub specie æternitatis ; et la vie bonne, c’est le monde vu sub specie æternitatis. Telle est la connexion entre l’art et l’éthique.
Dans la façon de voir ordinaire on considère les objets pour ainsi dire en se plaçant parmi eux ; dans la façon de voir sub specie æternitatis, on les considère de l’extérieur. (C, p. 154) »
« Le sentiment du monde comme totalité bornée est le Mystique. » : autrement dit le Mystique est le sentiment du caractère limité du monde et aspiration à un « au-delà » de cette limite ; le sentiment qu’il n’y a pas que des faits (mais aussi du sens, des valeurs, etc.).
b. énigmes et problèmes (6.5 – 6.52)
« Il n’y a pas d’énigme » (en un sens) :
- une réponse non formulable implique une question non formulable
- réciproquement, pas de question formulable qui ne puisse recevoir une réponse (formulable)
Une « énigme » en ce sens supposerait l’existence d’une question formulable sans réponse formulable.
6.51 : limite du scepticisme, qui est dépourvu de sens lorsqu’il prétend repérer de telles énigmes.
S’il paraît irréfutable, c’est que, en réalité, dépourvu de sens, on ne peut en effet rien lui opposer (ni l’infirmer, ni le confirmer).
Il est dépourvu de sens lorsqu’il émet des doutes à propos de ce qui ne peut être dit (par ex. l’origine du monde).
6.52 : il y a bien cependant des « problèmes » qui ont l’air d’énigmes, les « problèmes de notre vie ».
Il n’ont rien à voir avec les problèmes ou questions scientifiques (qui elles relèvent du dire, du factuel, du comment du monde, etc.) : ils ont à voir avec les « valeurs » et le « sens du monde », ce sont les problèmes éthiques et esthétiques.
Cf. par ex. « l’étonnement devant l’existence du monde » dont la Conférence sur l’éthique (149-150) montre qu’il ne s’agit en rien d’une question factuelle, mais d’une « expérience » dont l’expression linguistique est impossible, relève du non-sens.
Rappelons la lettre adressée par Wittgenstein à son éditeur Ludwig von Ficker en octobre ou novembre 1919, dans laquelle il affirme révéler la « clé » du Tractatus :
« Le sens du livre est éthique. J’ai eu autrefois l’intention d’insérer dans la préface quelques mots qui n’y figurent plus mais que je vous livre cependant car il se peut qu’ils constituent pour vous une clé. Je voulais écrire ceci, que mon travail consiste en deux parties: l’une qui est présentée ici, à quoi il faut ajouter tout ce que je n’ai pas écrit. Et c’est précisément cette partie-là qui représente l’essentiel. En effet, mon livre trace les limites de l’Éthique, pour ainsi dire de l’intérieur, et je suis convaincu qu’elles ne peuvent être tracées rigoureusement que de cette façon. »
L’avant-propos du TLP avait déjà prétendu que la valeur de ce travail consistait « en second lieu, en ceci, qu’il montre combien peu a été fait quand ces problèmes [les problèmes logiques et épistémologiques] ont été résolus ».
6.521 : la « disparition » du « problème » de la vie, ce n’est pas ce que la mort apporte (disparition / fin de la vie), c’est la situation ou l’orientation d’une vie pour laquelle ce problème ne se pose plus (qui l’a « dépassé »), celle d’un homme qui aurait « la claire vision du sens de la vie », vision en elle-même indicible.
Le « problème de la vie » – ou celui du « sens du monde » – n’est donc pas un problème comme un autre.
Marion : « Si je ne peux pas concevoir ce qui serait le cas pour qu’une proposition soit fausse, alors celle-ci perd sa propriété essentielle qui est d’être « bipolaire » ; elle ne peut donc pas être une proposition pourvue de sens (Sinvoll). Wittgenstein poursuit alors son raisonnement ainsi : on ne peut donc pas répondre, de quelque manière que ce soit, à une question ou « énigme » du genre de « pourquoi y a-t-il de l’être plutôt que rien ? » par une proposition pourvue de sens ; s’il n’y a pas de réponse possible, c’est que la question elle-même ne peut véritablement être formulée. Il n’y a donc pas d’ « énigme » et le problème de la vie ne peut être résolu qu’en réalisant cela, c’est-à-dire en faisant « disparaître » la question même, parce qu’elle n’est pas exprimable » (35)
Mais ces « problèmes » existent bien : « Il y a assurément de l’indicible. Il se montre, c’est le Mystique. » (6.522).
4 – Comment le TLP doit-il être compris ? (6.53 – 7)
Retour sur le sens du TLP et de la conception wittgensteinienne de la philosophie.
6.53 : remarquons le conditionnel (« consisterait », wäre) : laisse entendre que cette méthode n’est peut-être pas tout à fait praticable.
La méthode correcte (et le but également) en philosophie : enseigner la différence entre ce qui peut se dire et ce qui ne le peut pas. Une opération d’ « éclaircissement » (erläutern) donc, et non l’enseignement d’une doctrine : ce qu’avait déjà posé l’avant-propos.
Déjà 4.112 : « Le but de la philosophie est la clarification logique des pensées. La philosophie n’est pas une théorie mais une activité. Une œuvre philosophique se compose essentiellement d’éclaircissements. »
Conséquence « auto-réfutatrice » sur le TLP lui-même : pour l’essentiel, les propositions du TLP relèvent elles-mêmes du non-sens, au sens de ce qui est dépourvu de sens et ne peut pas se dire, seulement se montrer. En effet, bien des propositions du livre – si ce n’est toutes – ont traité de « concepts formels », de logique, d’ontologie, etc.
« Celui qui me comprend » (et non celui qui « les comprend ») : ce qui doit être « compris » c’est la démarche thérapeutique du TLP et de son auteur et son effet, à savoir le changement de perspective de celui qui l’a pratiquée, lui permettant de « voir correctement le monde ». Autrement dit, le sens du livre est bien éthique.
Autrement dit, le TLP a rempli son objectif, tel qu’énoncé dans l’avant-propos – déterminer les frontières de l’exprimable – mais pour le faire il a du lui-même outrepasser ces limites.
« Ce dont on ne peut parler » : cela existe, il y en a (qu’il s’agisse du « Mystique » – éthique, esthétique – ou du logique), mais cela doit rester tu car tenter de le dire ne peut être que vain et égarant. C’est là une « leçon » éthique.