Introduction aux Recherches philosophiques de Ludwig Wittgenstein

Entre 1922 et 1929 environ, Wittgenstein arrête en quelque sorte la philosophie et reste « silencieux », fidèle en cela, en un sens, aux propos du TLP : 

« la vérité des pensées ici communiquées me semble intangible et définitive. Mon opinion est donc que j’ai, pour l’essentiel, résolu les problèmes d’une manière décisive. » (Avant-propos)

« Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence. » (TLP,7)

Il devient instituteur, se fait architecte… En 1929, il revient cependant à Cambridge, et y devient professeur de … philosophie (le TLP lui servant de thèse d’habilitation).

Commence alors la seconde période de l’œuvre de Wittgenstein, dont l’ouvrage majeur est les Recherches philosophiques(on a coutume de parler d’un « 3e Wittgenstein », correspondant au denrier ouvrage rédigé, De la certitude).

Rédaction entre 1936 et 1950, publication posthume en 1953, l’œuvre la plus importante de cette 2e période.

Les RP ne sont pas une œuvre achevée mais un work in progress, non publié de son vivant par W. lui-même, et dont l’écriture s’échelonne de 1936 à 1950, à partir de cours, d’écrits et de discussions. Oeuvre largement préparée par d’assez nombreux textes entre 1929 et 1948, en particulier les Remarques philosophiques (1929-30), le Big Typescript et la Grammaire philosophique (1932-33), et les Cahiers bleu et Cahier brun (1934-35).

C. Chauviré (LW, 114) : « W. amasse pendant ces vingt ans des milliers de pages de remarques philosophiques, qu’il ressasse et corrige indéfiniment, n’acceptant de publier que les Recherches philosophiques pour lesquelles il écrivit une préface [en fait plusieurs…], mais qui ne furent publiées que deux ans après sa mort, en 1953. »

Cf. Préface : les RP sont « les sédiments de mes recherches philosophiques des seize dernières années » (21).

Il est important de comprendre et de situer les RP dans leurs rapports au TLP : ruptures, tournants, continuités, approfondissements. Une « critique » du TLP, au sens fort : reprise avec changement de perspective (plus que rupture radicale). D’un côté, on n’est pas obligé d’opposer un 1e Wittgenstein réaliste et métaphysicien et un 2e anti-réaliste et normativiste. De l’autre, il est assez indiscutable que W. considérait à bien des égards sa première œuvre comme une « erreur philosophique exemplaire » (Bouveresse, Le mythe de l’intériorité, introduction, 2), et divers écrits en témoignent, à commencer par la Préface aux RP.

Le titre

Philosophische Untersuchungen, Versuch einer Umarkbeitung : « Recherches philosophiques, Essai de recadrage »

« Recadrage » : par rapport à son ancienne philosophie ?

L’épigraphe

Johann Nestroy (1801-1862) : acteur, chanteur et dramaturge autrichien, parfois nommé « le Shakespeare Autrichien » ;

https://fr.wikipedia.org/wiki/Johann_Nestroy

Oeuvre : Der Schützling (Le protégé)
https://www.nestroy.at/neu/leben-und-werk/texte-materialien/nestroy-stuecke-chronologisch/der-schuetzling/

Fait écho à la critique fréquente du « progrès » chez W. ; mais aussi dimension auto-critique, déjà, à l’égard du « progrès » que constitueraient les RP par rapport au TLP.

De nouvelles orientations

  • retour au « quotidien » à « l’usage quotidien » du langage (§ 116), au « sol raboteux » (§ 107), au Urphänomen(phénomène primitif), par distinction d’avec toute idée d’un langage idéal ou pur. Par rapport au TLP, W. redescend sur terre.
  • les « jeux de langage » (au pluriel) et le « tournant grammatical » remplacent l’a priori logique (au singulier) du langage sensé du TLP.

« Il ne faut pas chercher à donner une définition universelle du langage, mais déterminer différents systèmes de règles correspondant à divers « jeux de langage », qui seront convenablement définis par l’usage. » (Granger, 96)

Cf. déjà TLP, 4.002 : « Les conventions tacites nécessaires à la compréhension de la langue usuelle sont extraordinairement compliquées. »

La pensée n’est « pas seulement expression du monde », cette expression du monde – la fonction descriptive du langage – « apparaît désormais comme un jeu de langage parmi d’autres » (Granger, 263). 

  • réfutation de l’atomisme logique (pas besoin de supposer des éléments simples irréductibles à partir desquels sont composés les complexes, la proposition élémentaire étant la combinaison de noms simples, etc.)
  • critique de la généralité : « attention nouvelle aux différences, aux usages, aux circonstances, aux échantillons, aux exemples » (Lire les RP, introduction, 10) ; « Ce que reconnaît l’auteur des Recherches, c’est un statut de l’inexact, du non-circonscrit. Il revendique l’existence de concepts « à bords flous » » (Granger, 100 ; RP, §71 ;RemPh, XX)
  • un certain « pragmatisme » (le sens d’un mot c’est son utilisation)

Déjà dans TLP, 3.326 : « Pour reconnaître le symbole sous le signe, il faut prendre garde à son usage pourvu de sens. »

  • « holisme sémantique », contextualisme (Lire les RP, introduction, 10) : mots / phrases / jeux de langage / formes de vie (« comportement global de communication », Granger, 98)
  • arrière-plan social et anthropologique : le langage est fondamentalement une activité sociale qui renvoie toujours à une ou plusieurs « formes de vie » (nature, cultures, sociétés, etc.)

De nouveaux concepts et de nouveaux thèmes

  • « grammaire »
  • « jeu de langage »
  • « forme de vie »
  • « air de famille »
  • l’expression de l’expérience intérieure
  • le « langage privé »

Des continuités, approfondissements, déplacements

  • La question du non-sens et de l’indicible : interne désormais aux bornes assignées par tel ou tel jeu de langage ; de l’inexprimable absolu du TLP à l’inexprimable relatif des jeux de langage ; refus du méta-langage.

Granger : « Tout ce qui peut être dit peut être dit clairement : l’auteur des Recherches n’abandonne nullement, sans doute, cet aphorisme du Tractatus mais il faut maintenant comprendre que cette clarté d’expression est relative à un jeu de langage, qu’il n’y a pas de langage universel, et que tout langage, si complexe soit-il, n’est jamais qu’une forme particulière et bornée de vie symbolique. » (102) « Voilà donc le discours philosophique de nouveau pleinement justifié, pourvu qu’on le mette à sa place, et qu’on ne le confonde point avec une expression des faits » (112) ;

  • La dimension thérapeutique, la réforme de l’entendement, la dissolution des pseudo-problèmes philosophiques : l’idée que la philosophie doit nous aider à guérir de certaines pathologies mentales, à commencer par les pathologies qu’elle-même a tendance à engendrer abusée par les sortilèges du langage.

Cf. par ex. Cahier bleu, 70 :

« La philosophie, selon notre utilisation du mot, est un combat contre la fascination que des formes d’expression exercent sur nous. »

Cf. entre autres RP, 119 : 

« Les résultats de la philosophie consistent dans la découverte d’un quelconque simple non-sens, et dans les bosses que l’entendement s’est faites en se cognant contre les limites du langage. Ce sont ces bosses qui nous font reconnaître la valeur de cette découverte. »

  • Les efforts de « dé-psychologisation » : critique du « sujet », du « je » et des perspectives psychologisantes en général, qui prolongent et déplacent les passages sur le solipsisme du TLP.

Forme et style du livre

  • deux grandes parties (la 1e découpée en 693 paragraphes numérotés ; la 2e, deux fois plus courte, découpée en 13 chapitres)
  • un langage « délibérément banal » (avant-propos, 8)
  • plein de « micro-analyses » très ramassées, qui se croisent et se répètent : des « remarques », dit la Préface (21).
  • sorte de dialogues fictifs à plusieurs voix (notamment avec le TLP)

Lecture de la Préface

Il y eut plusieurs projets de Préface aux RP : celui-ci date de janvier 1945.

« les sédiments de mes recherches philosophiques des seize dernières années » : 1929-1945.

« remarques » ou « remarques philosophiques » : forme propre des RP, courts paragraphes parfois suivis parfois non.

W. aurait voulu donner une forme plus continue et linéaire à ces recherches, mais n’y serait pas parvenu.

En fait, justification de cette forme par la nécessité de multiplier les « directions », de parcourir « en tous sens un vaste domaine de pensées », de varier les points de vue – tableaux et paysages – sur des points et thèmes sans cesse repris.

Au total : un « album » d’ « esquisses », d’ « ébauches », de croquis.

Les RP sont à lire en « contraste » avec le TLP et de « graves erreurs » que W. a reconnu en lui.

Reconnaissance des rôles joués auprès de lui par Franck Ramsey (mathématicien, économiste et logicien britannique, mort à 30 ans en 1930), et Piero Sraffa (économiste italien, enseignant à Cambridge, proche de Keynes).

Relativisation de la propriété des idées contenues dans les RP, qui fait penser à ce que disait déjà l’avant-propos du TLP :

« Jusqu’à quel point mes efforts coïncident avec ceux d’autres philosophes, je n’en veux pas juger. En vérité, ce que j’ai ici écrit n’élève dans son détail absolument aucune prétention à la nouveauté; et c’est pourquoi je ne donne pas non plus de sources, car il m’est indifférent que ce que j’ai pensé, un autre l’ait déjà pensé avant moi. » (TLP, Avant-propos).

Mélange de vanité et de modestie, qui rappelle aussi l’avant-propos du TLP, mais avec cette fois-ci plus de modestie que de vanité : le sentiment d’avoir résolu certains problèmes – voire l’essentiel des problèmes – de manière décisive et définitive n’y est plus ici exprimé.