1. Une « pseudo-ontologie »
Le TLP s’ouvre par une série de propositions (de 1 à 2.063) qui se donnent comme une ontologie, un ensemble de thèses sur le monde ou la réalité, sa nature et ses éléments fondamentaux.
En fait, il s’agit d’une « pseudo-ontologie »(l’expression est de Granger) : « les premières propositions du Tractatus ne doivent pas être prises comme une « théorie de la réalité » (…) elles n’ont pas un caractère authentiquement ontologique – comme cela pourrait paraître à première vue. Elles sont en quelque sorte le « choc en retour » d’une analyse logique du langage et elles apparaissent comme des postulats – au sens critique et kantien du terme – du langage signifiant » (Jean Gérard Rossi, La philosophie analytique, p. 39).
C’est l’ontologie qui s’impose étant données les conditions de signification de notre langage, conditions qui ne seront déterminées que plus loin dans l’ouvrage. Une proposition douée de sens est une proposition qui peut être vraie ou fausse : donc, une proposition qui peut être mise en correspondance avec ce qui est.
Pierre Hadot : la définition de la proposition sensée (TLP, 4 et 5) suppose qu’on ait défini ce qu’est la pensée (TLP, 3 et 4) qui s’exprime en propositions, et ce qu’est le monde (TLP, 1 et 2) que la pensée reflète (51).
Ainsi bien que le TLP débute par des propositions « ontologiques », cet ordre n’indique pas un ordre de priorité de l’ontologique sur le logique.
C’est ce que montrent les fréquentes justifications de l’ontologie par la logique propositionnelle et les conditions de la représentation et de la connaissance : cf. 2.0211 par ex., mais aussi déjà 1.13 (« espace logique »), 2.0121 (« nous figurer »), 2.0122 (« des mots »), 2.0123 et 2.01231 (« connaitre »), 2.0201 (« énoncé »), puis 2.0212 (« image »), 2.0231 (« figurées par les propositions »), 2.02331 (« description, désigner »).
Existe-t-il « un rapport de priorité entre langage et monde » ? (Marion, 65 et sqq).
Thèse « réaliste » (Pears, Malcolm) vs thèse « anti-réaliste » (Ishiguro, McGuinness, Diamond ?).
En fait, une triade (langage-signes / proposition-pensée / monde-situation).
Latraverse : pas d’asymétrie ni de priorité, « le monde est ce dont parle le langage et le langage est ce qui parle du monde » (article, 4).
En ce sens, on pourrait parler d’un parallélisme logico-physique (Rossi, 37) : en effet, on verra qu’on peut faire correspondre terme à terme les notions ontologiques et les notions logiques / propositionnelles (objet/nom, etc.).
2. Les notions fondamentales de cette pseudo-ontologie : monde / faits / états de choses / objets
Ces notions vont être énoncées dans un ordre qui va du complexe au simple : le « monde » (Welt) est composé de « faits » (Tatsachen), eux-mêmes subsistance d’ « états de choses » (Sachverhalten), eux-mêmes connexions de « choses » (Dinge) ou d’ « objets » (Gegenstanden) ou « entités » (Sachen).
Le monde
L’accent est d’abord mis dans ces premières propositions sur l’aspect relationnel et dynamique du « monde » : le monde est défini comme l’ensemble des faits, et non des choses (1.1), ce qui « a lieu », ce qui arrive, ce qui « est le cas », plutôt que ce qui « est » ou « existe » au sens d’un ensemble ou d’une collection de choses permanentes. Le monde, ce sont avant tout des « situations » (Sachlage) – voire des événements – dans lesquelles se présentent des « choses » en connexion les unes avec les autres.
Par ex. dans le monde il n’y a pas la pluie ou de la pluie, mais à certains moments il pleut, de la pluie tombe, a lieu, il y ade la pluie.
Et en fait, jamais simplement il ne pleut : mais il pleut ici ou là, la pluie tombe sur une voiture, etc. ; autrement dit, ce qui a lieu est toujours une situation ayant une certaine structure relationnelle (mettant en jeu plusieurs éléments dans une certaine configuration, un certain rapport).
Cet ensemble des faits est défini comme « complet » ou total : au sens où le monde est déterminé comme tout ce qui a lieu mais, du même coup, détermine aussi tout ce qui n’a pas lieu. Il n’y a pas de reste : si ceci a lieu, c’est que le contraire n’a pas lieu.
Par ex. si Il pleut a lieu, c’est aussi que Il ne pleut pas n’a pas lieu : de même que dire Il est vrai que p (ou dire tout simplement p), c’est en même temps et immédiatement dire Il est faux que non-p (ou dire non-non-p).Cf. Aussi 2.05 : « La totalité des états de choses subsistants détermine aussi quels sont les états de choses non subsistants. » (37).
Un fait (« positif ») est un complexe d’états de choses qui a lieu, qui « subsiste », qui est (ou a été) le cas (2). Il y a aussi des « faits négatifs » (2.06) : la non-subsistance d’états de choses, les états de choses qui de fait ne sont pas le cas, n’ont pas lieu.
Les faits et les états de choses
Plusieurs commentateurs voient dans le fait un complexe d’états de choses.
Ainsi Russell dans sa Préface donne comme exemples :
- d’état de choses : Socrate est sage (Alain Chauve donne : César a vaincu Pompée)
- de fait : Socrate est sage et Platon est son disciple ou Socrate fut un sage athénien
Pour lui, un état de choses ne contient pas de parties qui soient des états de choses (mais néanmoins des parties : noms / objets / simples ; « Socrate » et « sage » par ex.). En ce sens, l’état de choses serait le fait élémentaire ou « atomique » (cf. 1e traduction anglaise de Sachverhalte par « fait atomique »), le plus petit élément factuel concevable (et énonçable).
Cette distinction paraît corroborée par le parallélisme qu’on peut établir entre ontologie et logique : au fait correspondrait la proposition complexe (ou moléculaire), à l’état de choses la proposition élémentaire (ou atomique).
Trois niveaux :
– côté ontologie : objet, état de choses, fait.
– côté logique : nom, proposition élémentaire, proposition complexe.
Etat de choses (qui a lieu) = proposition élémentaire (vraie) et Fait (qui a lieu) = proposition complexe (vraie) (cf. Lettre à Russell du 18 août 1919, Carnets, 233).
En ce sens, les états de choses sont les plus petites unités autonomes du réel (S. Plaud, Wittegenstein, sortir du labyrinthe, 31), étant donné que, comme on le verra, les choses / objets ne sont pas en dehors de certains états de choses : c’est pourquoi le monde n’est pas la totalité des choses, mais des faits / états de choses ayant lieu.
De même la proposition élémentaire est la plus petite unité de sens (capable d’une valeur de vérité) : dire Socrate c’est encore ne rien dire, et ne rien dire ni de vrai ni de faux ; seul un énoncé tel que Socrate est ceci – en supposant ici qu’il s’agisse bien d’un énoncé élémentaire – a un sens et une valeur de vérité (soit V, soit F).
L’état de choses est « une connexion d’objets (entités, choses) » (2.01), selon une certaine « structure » : et c’est cette réalité structurée, c’est la structure de la réalité, des états de choses que le langage s’efforce de représenter dans des propositions, comme le soutiendra la théorie picturale de la pensée-image.
Etat de choses : Sach-verhalten, Verhalt : rapport, relation.
Les états de choses sont indépendants les uns des autres (2.061) : cela signifie en particulier que l’on ne peut déduire les états de choses les uns des autres ; en ce sens, le monde n’est pas nécessaire et le principe de causalité n’est pas fondé (c’est un « préjugé », 5.1361)). Il n’y a, pour Wittgenstein, de nécessité que logique, non physique (6.37).
Les objets
Un « objet » est un élément constitutif d’un état (de choses), d’un fait, d’une situation, dans laquelle il entre nécessairement en connexion avec d’autres objets (au moins un). En ce sens, l’objet n’est pas indépendant, autonome : dans le monde, tout objet se présente nécessairement en entrant dans une certaine configuration.
Chaque objet contient en soi un ensemble limité de « possibilités d’occurrence » dans des états de choses : il y a un a priori des choses, qui détermine des états de choses (logiquement) possibles et impossibles.
David Pears (La pensée-Wittgenstein) : « une grille fixe des états de choses possibles, avec des objets situés aux points nodaux » (17), « une grille ultime des possibilités élémentaires » (37).
Impossible, par ex. : « La présence simultanée de deux couleurs en un même endroit du champ visuel est impossible, et même logiquement impossible. Car ceci est exclu par la structure logique de la couleur. » (6.3751)
Le parallélisme ontologico-logique permet de comprendre cela :
A l’objet correspond le nom ; or un nom ne fait que désigner un objet mais n’en dit rien encore (ex. Socrate, tout court) ; c’est un terme qui attend d’être mis en relation avec d’autres dans une proposition élémentaire (ex. Socrate est un homme, Socrate aime Platon, etc.). Dans la proposition élémentaire au moins deux noms (Socrate / homme ou Socrate / Platon par ex.) sont mis en relation. Si la proposition élémentaire en question est vraie, c’est que l’état de chose correspondant a bien lieu, est bien le cas, arrive. L’énoncé Socrate n’énonce rien, n’est pas une proposition, n’a pas de valeur de vérité, et l’objet Socrate n’est pas du tout un fait (ni un fait positif / vrai, ni un fait négatif / faux) : c’est seulement un objet susceptible d’entrer dans des faits.
Ces « objets » considérés en eux-mêmes ne peuvent être que désignés, nommés, c’est-à-dire justement représentés par un nom (propre ou commun). Si l’on commence à en dire quelque chose (par ex. à les définir ou les qualifier), on les fait entrer par là-même dans un « état de choses ». Chaque nom (et donc chaque objet) est donc un terme, un élément qui attend qu’on en dise quelque chose, c’est-à-dire qui attend d’entrer dans une certaine configuration en relation avec d’autres : par ex. Socrate a la possibilité de figurer dans Socrate est un homme ou Socrate a épousé Xanthippe ou Socrate est le maître de Platon.
Un objet porte donc en lui ses propres « possibilités d’occurence dans des états de choses », et ces possibilités sont inhérentes à sa nature (2.0123) : elles sont ses « propriétés internes » (2.01231) et constituent sa « forme » (2.0141). Par ex. « une tâche dans le champ visuel n’a certes pas besoin d’être rouge, mais elle doit avoir une couleur : elle porte pour ainsi dire autour d’elle l’espace des couleurs. Le son doit avoir une hauteur, l’objet du tact une dureté, etc. » (2.0131)
Sa nature, sa forme détermine aussi ses impossibilités d’occurence : ainsi Socrate (l’objet, le nom) n’a pas la possibilité d’entrer dans la configuration (l’état de choses, la proposition élémentaire) Socrate est un nombre premier par ex.
Il faut bien distinguer ici deux choses : Socrate est le disciple de Platon est de fait faux (c’est un « fait négatif »), mais c’est un fait sensé et possible ; Socrate est un nombre premier n’est pas faux mais insensé (c’est un fait logiquement impossible).
Ainsi « les objets contiennent la possibilité de toutes les situations » (2.014), et « si tous les objets sont donnés, alors sont aussi en même temps donnés tous les états de choses possibles » (2.0124) : le monde possible.
Granger : « la chose n’est rien d’autre que ce nœud d’états de choses virtuels où elle peut entrer » (50).
L’objet est « simple » (2.02 et sqq.)
Cette simplicité doit être comprise par opposition à la notion de complexité : est simple le non-composé, ce qui ne peut plus être décomposé, analysé en éléments plus simples encore, l’indivisible ou l’atomique (= sans parties).
Il s’agit là d’abord d’un « requisit de la pensée du monde » (Granger, Carnets, 13) : pour que le monde soit pensable et dicible, il faut supposer des éléments « premiers » ou simples, qui mettent fin à l’analyse et qui assure ainsi une certaine stabilité à la pensée du monde, si ce n’est au monde lui-même. En cela, les objets constituent la « substance du monde » (= ce qui se tient dessous, le support, si l’on veut).
Ainsi, « la substance est ce qui subsiste indépendamment de ce qui a lieu » (2.024) : l’objet est le fixe, le subsistant, supposé et requis pour penser les configurations changeantes et instables que sont les faits du monde (2.0271).
Il s’agit là non pas d’un atomisme physique mais plutôt de ce que l’on appelle « l’atomisme logique » : là encore, s’ils constituent la substance du monde c’est que les objets (et les noms qui les représentent) sont d’abord des « catégories grammaticales » (Granger, 77), conditions de la pensée et du langage sensés. Sans eux, rien de sensé, ni donc ayant une valeur de vérité, ne pourrait être dit de la réalité : ils sont la substance logique du monde. Notre langage a un sens dans la mesure où il porte sur des entités simples désignés par des noms : il faut que quelque chose fonctionne comme simple.
Les notes des Carnets des 21 et 22 juin 1916 développent les difficultés de cette conception de l’objet simple, et insiste sur le caractère « construit », ou si l’on veut fonctionnel et conventionnel, de cette simplicité. A son niveau et dans certaines propositions, « une montre » peut être considérée un objet simple, qui fonctionne comme simple ; mais à d’autres niveaux et dans d’autres propositions, ce serait tel ou tel rouage de la montre qui serait l’objet simple, par ex.
A la vérité, le nom « montre » désigne un « complexe », ayant une structure interne, et non un objet simple au sens absolu du terme. En effet, une montre n’existe qu’à la condition que tous les éléments qui la composent existent et qu’ils soient effectivement agencés ensemble de telle sorte à former une montre, ce qui est contingent. Ce qui implique que le sens et la vérité de tout énoncé portant sur cette montre présupposent le sens et la vérité d’autres énoncés plus élémentaires, portant sur les constituants de cette montre.
L’objet véritablement simple – et le véritable nom qui lui correspond – serait celui qui ne peut plus être analysé, décomposé en éléments encore plus simples, indéfinissable : autrement dit, ce qui n’a plus aucune structure interne (qui n’est plus un fait, un agencement), qui n’est plus un « complexe » dont l’existence dépendrait encore d’un certain agencement factuel (ce qui n’est certainement pas le cas du rouage de la montre).
L’objet véritablement simple – et le véritable nom qui lui correspond – serait celui qui ne peut plus être analysé, décomposé en éléments encore plus simple, qui n’est pas définissable : autrement dit, ce qui n’a plus aucune structure interne (qui n’est plus un fait, un agencement), qui n’est plus un « complexe » (ce qui n’est certainement pas le cas du rouage de la montre).
Wittgenstein ne donne guère d’exemple d’objet en ce sens authentique et radical. Une fois ou deux une tâche colorée voire un point dans l’espace visuel sert d’illustration. Mais plus d’une fois il reconnaît lui-même l’impossibilité de déterminé quels sont ces objets absolument simples.
Ainsi, dans les Carnets (15/6/15) : « « je sais qu’une telle analyse est possible, mais je ne suis pas en état de la mener à son terme. »
En tout cas, « il faut que quelque chose fonctionne comme objet simple pour que des propositions puissent être posées comme élémentaires ; il faut que des propositions fonctionnent comme propositions élémentaires pour que la construction de propositions composées puisse être entreprise. » (Granger, 53).
La possibilité du langage factuel (sensé) requiert la pré-supposition de tels objets simples (et des véritables noms qui permettent de les désigner) : le sens des énoncés complexes (faits, situations) repose sur la vérité des énoncés élémentaires qui les composent, et ultimement, le sens d’un énoncé (élémentaire) ne saurait dépendre de la vérité d’un autre énoncé ; l’analyse doit être supposée terminable (sinon, régression à l’infini).