Les propositions des sections 1 (1 à 2.063) et 2 (2.1 à 2.225) ont posé la « pseudo-ontologie » puis la théorie de l’image (théorie de la représentation) requises, selon W., pour assurer au langage la capacité de dire quelque chose de sensé et de vrai à propos de la réalité.
On pourrait les résumer ainsi : la réalité est constituée non pas de « choses » mais de « faits », de situations, qui sont des configurations structurées d’objets ; nous nous en faisons des « images », qui sont elles-mêmes des faits (agencements structurés d’éléments), et ces images permettent de représenter les faits, dans la mesure où la structure des premières reproduit schématiquement la structure des seconds, qu’elles partagent avec eux une même « forme logique » (les images sont des sortes de maquettes des faits, des modélisations).
Les premières propositions de la section 3 ont resserré le propos sur un type particulier d’image, « l’image logique des faits » appelée « pensée », et sur ce qui l’exprime à savoir la « proposition » (forme linguistique de la pensée). Ainsi, exprimer une pensée à travers une proposition, c’est présenter une situation possible du monde, situation qui est effectivement « le cas » si la proposition est vraie (toute pensée / proposition étant nécessairement « bi-polaire » ou « bi-valente » : soit vraie, soit fausse). Comme l’énoncera la prop. 4.5 : « La forme générale de la proposition est : ce qui a lieu est ainsi et ainsi. »
Les propositions 3.14 à 3.263 ont commencé à décrire la structuration de toute pensée-proposition, qui est nécessairement « articulée » (comme l’est également la réalité qu’elle représente) : toute proposition est composée de « signes simples » ou « primitifs », appelés « noms » (au sens logique, désignant des « objets » : noms et adjectifs, au sens grammatical) et d’autres signes propositionnels assurant l’articulation des noms entre eux (verbes, prépositions, notamment).
Les propositions 3.3 à 3.3442 prolongent cette analyse de la proposition, et aboutissent à la nécessité d’en passer par une « langue symbolique (…) qui obéisse à la grammaire logique – à la syntaxe logique. » (3.325).
L’enjeu général de ces propositions est à la fois, pour W., de s’inscrire dans la lignée frégéo-russellienne (syntaxe logique, idéographie) et de s’en démarquer sur certains points en la critiquant (notamment la « théorie des types » de Russell).
Avant d’entrer dans le détails de ces propositions, il peut être utile de lire l’article sur ce site « Eléments de logique moderne ».
1. La proposition comme « fonction » (3.3 – 3.31)
3.3 « Seule la proposition a un sens; ce n’est que lié dans une proposition que le nom a une signification. [Bedeutung]»
Ces signes simples – les « noms » – n’ont pas de sens en eux-mêmes, mais seulement « liés », articulés, agencés dans la proposition (3.3) : la proposition est la plus petite unité de sens.
W. se fait ici l’écho du principe contextuel de Frege : « De même qu’au plan ontologique, l’objet est une supposition que l’on ne rencontre jamais en dehors de son assemblage dans un état de choses, de même, au plan logique, le nom n’a de signification que dans le contexte d’une proposition. » (Chaviré / Plaud, TLP, 110 n.2)
On ne connait / comprend la signification d’un nom que lorsqu’on est capable d’énoncer toutes les propositions sensées dans lequel il peut être utilisé (celles qui existent déjà comme de nouvelles).
3.31 – 3.311 : Parties de la proposition : les « symboles » ou « expressions » (3.31)
Toute proposition étant un tout logiquement structuré, elle comporte des parties (ayant une certaine forme et un certain rôle logiques) appelées « expressions » ou « symboles ».
Une expression se définit à la fois comme :
- ce qui est essentiel au sens d’une proposition (tout mot d’un énoncé n’est pas essentiel au sens d’un énoncé, cf. plus loin les prop. 3.34 et sqq.)
- ce qui est commun à tout un ensemble de propositions : une expression est ce qui peut apparaître dans d’autres propositions ; une expression est une forme logique commune à une classe de propositions
Plus loin, 3.341 répétera : « L’essentiel, dans une proposition, est donc ce qui est commun à toutes les propositions qui peuvent exprimer le même sens ».
Par ex. dans l’énoncé « Socrate est sage » : le symbole « Socrate » est essentiel au sens de l’énoncé (« est sage » ne veut rien dire sans « Socrate ») ; que ce symbole soit noté « Socrate » ou « Socrates », en revanche ne compte pas (c’est arbitraire, et non essentiel au sens).
Une proposition de ce genre nécessite un symbole tel que « Socrate » (en l’occurence un nom propre) pour avoir du sens.
Mais « Socrate » est en même temps un symbole commun à plein d’autres propositions sensées (vraies ou fausses) : « Socrate est mort », « Socrate est le maître de Platon », « Socrate est l’amant de Kant », etc.
En ce sens, une expression « présuppose les formes de toutes les propositions dans lesquelles elle peut apparaître. Elle est la marque caractéristique commune d’une classe de propositions » (3.311) Se servir d’une expression telle que « Socrate » (en position de sujet), c’est en quelque sorte entrevoir toutes les propositions qui pourraient la contenir : toutes les propositions ayant la même « forme générale », comme le dira 3.312.
A ce stade, une expression a une forme logique mais n’est pas qu’une forme logique : elle a encore un contenu. « Socrate » est un nom propre (c’est sa forme logique : le symbole d’une entité singulière), mais c’est le symbole d’une entité singulière définie (Socrate, pas Platon, ni Hegel, etc.).
De même « est sage » est un symbole (d’un autre type : prédicat) : tout aussi essentiel et commun à d’autres propositions où il peut apparaître, et ayant un contenu déterminé (c’est le symbole de ce prédicat-ci, pas d’un autre).
Dans les propositions complexes, apparaissent en plus d’autres symboles, les « foncteurs logiques » ou « connecteurs logiques » (et, ou, alors, etc.) reliant les propositions élémentaires entre elles : en ce sens et à ce niveau, « la proposition elle-même est une expression » (on la notera P, Q, etc. : par ex. dans la proposition complexe « P => Q »).
3.312 – 3.313
Une première formalisation de la proposition fait intervenir la distinction entre « constante » et « variable ».
L’expression qui caractérise la classe des propositions qui la contiennent occupe dans ces propositions une place logico-signifiante constante (forme et contenu). Tout le reste de la proposition est variable.
Par exemple, dans toutes les phrases qui commencent par « Socrate aime (x, y, z, …) », L’expression « Socrate aime » caractérise, en tant que constante, une forme commune à un ensemble de propositions, tandis que x,y,z est la partie variable de cette classe de propositions.
Ou encore : de toutes les phrases qui peuvent contenir l’expression « est sur la table », on peut tirer la forme générale « xest sur la table », qui est la « variable propositionnelle » correspondante.
Mais à ce stade, dans « x est sur la table », apparaît encore un contenu déterminé : « être sur la table ».
D’où le pas supplémentaire opéré par 3.315.
(3.314 : pas sûr de bien comprendre…)
3.315
Lorsque tous les signes d’une proposition sont transformés en variables, il reste seulement la « forme logique » (sans plus aucun contenu, cette fois) ou « image logique primitive », un squelette, un « prototype ».
Par ex. « aRb » est une telle forme logique pure : a peut valoir pour « Socrate », « Platon, », « ce livre », etc., b pour « Aristote », « Hegel », « cette table », etc., R pour toute relation binaire asymétrique (« aimer », « frapper », « être sur », etc.)
Soit la proposition « A Athènes, au IIIème siècle av. J-C, Platon et Aristote ont théorisé x, y, z »
Elle peut être formalisée ainsi : « Lieu, Temps, (P et Q) R x,y,z », où R signifie que P et Q sont dans une certaine relation asymétrique avec x,y,z.
3.316 – 3.317
Les variables propositionnelles ne disent rien de ce qu’elles peuvent dénoter (leur « signification », 3.317), mais elles montrent le domaine de leurs valeurs possibles, et ses limites, ce qui revient à « donner », c’est-à-dire à spécifier la classe de propositions qu’elles déterminent formellement.
Par ex., si aRb symbolise un énoncé du type « ce livre est sur cette table », R symbolise une relation binaire asymétrique, a et b symbolisent des objets physiques / spatiaux ; R peut prendre pour valeur « écraser » mais ne peut pas prendre pour valeur « croiser » ou « toucher » (relations symétriques) ; a et b peuvent prendre pour valeurs « ce stylo » ou « cette montagne » ou « Socrate », mais pas « le nombre 1 » ni « mon plaisir ».
En ce sens : employer une variable = déterminer le champ de ses valeurs possibles = décrire les propositions dans lesquelles elle peut être employée (dont elle est la « marque commune »).
3.318 – « Je conçois la proposition – avec Frege et Russell – comme fonction des expressions qu’elle contient. »
Synthèse de 3.31 à 3.317 – La proposition doit être conçue comme une « fonction » portant sur des « arguments » : F(x), ou F(x,y), etc., selon le nombre d’arguments.
Frege est le 1er à passer de la forme sujet/prédicat à la forme fonction/argument, empruntée aux mathématiques.
Pour toutes ces prop. (3.3 et sqq.), cf. article Eléments de logique moderne.
Notions fondamentales :
- fonction (f)
- argument (x, y, etc.)
- variable (a, b, c, etc.)
- variable propositionnelle (P, Q, R, etc.)
- quantificateur (∃, etc.)
2. Distinction symbole / signe et origine des confusions philosophiques (3.32 et sqq.)
3.32 : « Le signe est ce qui est perceptible aux sens dans le symbole. »
Pose la distinction signe / symbole : le signe est l’aspect, la forme sensible du symbole, qui en est le substrat logique, et ils ne se confondent pas. C’est pourquoi le signe déguise, travestit souvent le symbole, et qu’il faut chercher le symbole derrière le signe apparent.
3.321 – 3.322
On peut avoir plusieurs signes pour le même symbole, comme on l’a déjà vu : par ex. le signe parlé et (sonore) et le signe écrit (spatial) du même symbole (un nom par ex.), ou bien deux signes (tous deux parlés, ou tous deux écrits).
Mais, plus grave car source de nombreuses confusions, on peut avoir un seul et même signe alors qu’on a deux ou plusieurs symboles (cf. plus loin le signe « être »). Il faut alors prendre garde à ne pas se laisser abuser par l’identité des signes, et prêter attention à la différence des symboles sous-jacents, aux « modes de dénotation différents » du même signe.
Les signes étant arbitraires, il faudrait toujours disposer d’un signe par symbole.
3.323 : W. prend une série d’exemples pour illustrer cette ambiguïté des signes.
Par ex (1er cas envisagé par la prop.), trois symboles différents pour le même signe (« être ») :
- copule (attribution d’un prédicat) : par ex. « ce livre est rouge », « Socrate est mortel »
- égalité : par ex. « Scott est l’auteur de Waverley »
- existence : par ex. « Dieu est », « il est un dieu »
Quand « être » est un symbole copule, son emploi n’implique ni existence, ni identité : penser que « Socrate est mortel » n’implique pas que Socrate existe (ou ait existé) ni que Socrate soit identifié à « mortel » (en langue symbolique, ce sera une fonction : F(x) ou F = est mortel).
Quand « être » est un symbole d’égalité/identité, cela n’implique ni existence, ni qualification (en langue symbolique, ce sera le signe « = »)
Quand « être » est un symbole d’existence, cela n’implique ni qualification, ni identité (en langue symbolique, ce sera un quantificateur).
Par ex. (2e cas) le verbe « exister » paraît désigner / signifier à la manière d’un verbe intransitif (comme « aller »), être de même forme : or « exister » n’est pas un prédicat décrivant une action, mais pose seulement l’existence de quelque chose (c’est un quantificateur).
Par ex. (2e cas encore) : « identique » semble fonctionner comme un adjectif qualificatif, comme « rouge » par ex., alors qu’il s’agit d’un symbole d’égalité ; l’identité semble alors être une propriété ;
Cf. 5.4733 : « Ainsi « Socrate est identique » ne dit rien, parce que le mot « identique » n’a pas reçu de signification en tant qu’adjectif. Car lorsqu’il intervient comme signe d’égalité il symbolise de toute autre manière – sa relation de dénotation est autre -, de sorte que dans les deux cas le symbole est tout à fait différent ; les deux symboles n’ont en commun que le signe, accidentellement. »
Par ex. (1e cas) : « quelque chose » n’est pas de même nature dans « je parle de quelque chose » et « quelque chose arrive » ; dans le premier cas, « quelque chose » est le symbole d’un objet, dans le second d’un quantificateur (« il est un x qui arrive »).
Par ex. « Vert est vert » [et non pas « Brun est brun »!]. Ces deux mots n’ont pas seulement des « significations » (référents) différentes, mais sont des symboles différents, ayant des rôles / types logiques différents (confusion nom (argument) / prédicat (fonction)).
Les confusions signe / symbole sont à l’origine des confusions philosophiques (3.324) : cf. « Le Bien est-il plus ou moins identique au Beau ? » (4.003)
Traduire la langue ordinaire dans le langage symbolique de l’idéographie, c’est traduire les signes en symboles.
Nécessité d’une « langue symbolique » (idéographie) : 3.325
Seule l’analyse logique du langage ordinaire à travers une telle langue symbolique peut nous permettre d’éviter les « sortilèges » de la langue usuelle, de garantir les limites du sensé : dimension « thérapeutique ».
Lire 4.002 en entier.
3.326 – 3.328
C’est l’usage (pourvu de sens) ou l’emploi (logico-syntaxique) du signe dans la proposition qui en indique le symbole (sa nature logique : c’est un nom, une fonction, etc.). Préfiguration du 2e Wittgenstein : importance de l’usage.
Un signe sans usage n’a pas de signification. Inversement, il suffit qu’il ait un usage pour qu’on doive lui accorder une signification.
Rasoir d’Occam (Guillaume d’Occam, philosophe anglais et franciscain du début du XIVe s.)
Également appelé principe de simplicité, principe d’économie ou principe de parcimonie (en latin lex parsimoniae), il peut se formuler comme suit : Pluralitas non est ponenda sine necessitate (les multiples ne doivent pas être utilisés sans nécessité).