Les §89 à 133, et en particulier les §108 à 133, ont redéfini la philosophie, au sens de Wittgenstein, comme « description » et « ressouvenir » du langage ordinaire tel qu’il est. La « philosophie » est à la fois la maladie et le remède : elle a diverses méthodes qui sont « autant de thérapies différentes » (§133), et son enjeu est avant tout de nous libérer de certains sortilèges du langage.
La suite immédiate des RP va consister en une application de cette philosophie thérapeutique à un concept central de… la philosophie du 1er Wittgenstein.
Les §134 à 142 reprennent et poursuivent en effet la critique du concept de proposition, plus précisément celui de « forme générale de la proposition », qui était au centre du TLP.
Les §114 et 115 avaient entamé cette critique en indiquant une forme d’illusion : « Une image nous tenait captif ».
Il va s’agir ici de déconstruire cette image.
La conclusion de l’ensemble du passage est que « proposition » est un concept « air de famille » (il n’y a pas de « forme générale »), que l’on ne peut guère « définir » autrement qu’en se référant au langage ordinaire et à ses différents usages (ou jeux, avec leur grammaire propre) : est une proposition ce qui « sonne » comme une proposition (Satzklang, §134), dans un jeu de langage déterminé, pour une « forme de vie » déterminée.
En même temps, ces paragraphes ouvrent une séquence consacrée à la notion de « compréhension ».
1. Critique du concept de « forme générale de la proposition » (§134-136)
§134
Ce paragraphe se donne comme la mise en œuvre de la thérapie philosophique définie dans les paragraphes précédents : « considérons…. »
Le TLP énonçait que la « forme générale de la proposition » – autrement dit l’essence de tout énoncé linguistique doué de sens – est : « Il en est ainsi et ainsi ». Par là, le langage était défini comme essentiellement descriptif : il nomme des choses (via des noms) et énonce des faits / états de choses possibles (dans des propositions), qui sont des concaténations ou des relations de choses (isomorphisme).
Cf. TLP :
La forme générale de la proposition est : ce qui a lieu est ainsi et ainsi. (4.5)
La forme générale de la proposition est l’essence de la proposition. (5.471)
Poser l’essence de la proposition, c’est poser l’essence de toute description, par conséquent l’essence du monde. (5.4711)
Sur toute cette conception du TLP, voir le commentaire détaillé des prop. 4.5 à 5.156 du TLP.
Déconstruction – dé-sublimation – méthodique.
Le 1er paragraphe du §134 commence par ramener l’énoncé « il en est ainsi et ainsi » au langage ordinaire, au « sol raboteux », comme le demandait le §107, et plus précisément encore le §116 :
Quand les philosophes emploient un mot — “savoir”, “être”, “objet”, “je”, “proposition”, “nom” — et s’efforcent de saisir l’essence de la chose en question, il faut toujours se demander : Ce mot est-il effectivement employé ainsi dans le langage où il a son lieu d’origine ?
Nous reconduisons les mots de leur usage métaphysique à leur usage quotidien.
Cet énoncé est lui-même une proposition du langage ordinaire (qui n’a rien de « sublime ») ; il s’agit donc de se demander d’abord « comment elle est appliquée » dans le langage quotidien.
D’où l’exemple : « Il m’a expliqué sa situation, m’a dit qu’il en était ainsi et ainsi, et que par conséquent, il avait besoin d’une avance. »
Cet examen empirique de l’usage montre qu’elle sert généralement à remplacer n’importe quel autre énoncé : en ce sens on peut dire qu’elle est « employée comme un schéma propositionnel [ce que le TLP nommait « variable propositionnelle »], mais seulement parce qu’elle a la structure d’une phrase en français ». Autrement dit, son rôle de « schéma », de « variable », tient à ce qu’elle ressemble, par sa structure, à un grand nombre de phrases ordinaires.
Dans le TLP, on arrivait à cette formule générale, elle était déduite à partir d’une vaste et abstraite théorie du sens – la théorie picturale de l’isomorphisme ; les RP la ramènent à son emploi concret et à sa ressemblance avec d’autres phrases (description et non déduction).
On pourrait certes, comme en logique symbolique et dans le TLP, la remplacer par une variable, par ex. « p ». Mais :
- d’une part, personne ne le fait ; personne ne dit : « Il m’a expliqué sa situation, m’a dit que p et que par conséquent, il avait besoin d’une avance. »
- d’autre part, cette possibilité de la remplacer par une simple lettre ne dit rien de plus que : cette proposition est une phrase comme une autre, sauf qu’elle n’est employée que comme « variable propositionnelle » (= remplaçante d’un tas d’autres phrases qui lui ressemblent).
- enfin, du point de vue de la pratique du langage ordinaire, le critère de la vérité / fausseté, qui était une propriété essentielle de la proposition dans le TLP, n’a pas de pertinence appliqué à cette phrase : « Dire qu’elle s’accorde (ou ne s’accorde pas) avec la réalité serait un non-sens manifeste ». Cette phrase fonctionne seulement comme un substitut d’autres phrases qui, elles, ont une valeur de vérité (le §136 y reviendra).
Au total, on ne peut pas dire que la phrase « Il en est ainsi et ainsi » constitue la « forme générale de la proposition » : elle est une proposition qui peut en remplacer d’autres (mais pas toutes), du fait de certaines ressemblances.
Et tout ce qu’on peut dire concernant notre concept de proposition – la prétendue « forme générale de la proposition » -, c’est qu’on reconnaît une proposition – ou du moins certaines d’entre elles – à ce qu’elle « sonne » comme une proposition (Satzklang) du langage ordinaire.
§135
Le concept de proposition est un concept « air de famille », comme celui de « jeu » et même celui de « nombre » (cf. §65-68 et leur commentaire).
Pour expliquer ce qu’est une proposition, nous donnons des exemples de propositions, et parmi eux des « suites inductives de propositions » (tel ex. nous amène à tel autre ex., de proche en proche, dans une sorte de série inductive).
§136
Ce paragraphe souligne que la définition de la forme générale de la proposition – comme « … » – revient à expliquer que la proposition est tout ce qui peut être vrai ou faux (la valeur de vérité est une propriété de la proposition et d’elle seule).
En effet, dire « il en est ainsi et ainsi » est la même chose que dire « ceci et cela est vrai », ou « il est vrai qu’il en est ainsi et ainsi ». Idem pour faux et non-p. Ainsi, une proposition serait ce à quoi nous appliquons le calcul des fonctions de vérité (c’est bel et bien la position défendue par le TLP).
Mais en fait, pour Wittgenstein, c’est cette prétendue explication elle-même qui nous a conduit à définir ainsi la proposition. C’est notre concept de vérité, et l’importance que nous lui accordons, qui nous pousse à à en déduire cette conception de la proposition : la proposition nous semble liée indissociablement au concept de vérité comme les roues dentées d’un engrenage le sont entre elles ; la proposition serait ce qui « convient » (passen) au concept de vrai.
Il y a ici une confusion (« c’est une mauvaise image »), révélée par l’analogie avec le jeu d’échec.
Définir la proposition par la bivalence vrai / faux, c’est comme définir le roi comme étant la seule pièce qui peut être mise en échec. Cette propriété exclusive qu’a effectivement le roi aux échecs ne le définit cependant pas : le roi se définit aussi autrement, par ex. par son emploi dans le jeu, ses règles de déplacement, etc. Et aucune de ces propriétés ne le définit absolument, en soi, mais seulement relativement aux règles de notre jeu d’échec, actuel, tel qu’il est.
De même, l’emploi des mots « vrai » et « faux » est une partie constituante de notre langage, il fait « partie du jeu » : cependant si cet emploi « appartient » (gebört, belongs to) à notre langage, il ne lui « convient / correspond » (passen, fit, peut-être aussi match ?) pas, au sens où il lui serait essentiel et le définirait ; tout ce que notre langage nous permet de dire ne relève pas du vrai / faux ; certains jeux de langage, oui, mais pas d’autres.
Réciproquement, « être mis en échec » n’appartient pas au pion dans notre jeu d’échec, mais pourrait lui appartenir : ce serait alors évidemment un autre jeu. Dire que « être mis en échec » ne « convient » pas au pion signifierait qu’un tel jeu serait inconcevable ou injouable, ce qui est inexact : un jeu où celui qui perd ses pions perdrait la partie est parfaitement concevable.
Cette distinction « appartenir » / « convenir », est prolongée dans les paragraphes suivants, et soumise à des objections auxquelles W. va répondre.
2. Objections et réponses (§137-142)
a. objections (137-138)
§137
1e objection faite au § précédent : n’y-a-t-il pas des cas où il est légitime de parler de « convenance » ?
Par ex. : si on demande à un enfant quel est le sujet de la phrase « Le ciel est bleu » – le sujet est le terme qui répond à la question « qui est-ce qui ? » ou « qu’est-ce qui ? » – et qu’il répond « le ciel », on peut dire que le terme est bien celui qui convient (à la question). Le sujet est ce qui répond convenablement à la question « Quoi ou qui ».
Mais il s’agit là d’une « convenance » en un sens particulier et faible : ce qui vient correctement ou convenablement, de manière appropriée ; ce qui est conforme à l’usage selon certaines règles, et dans certaines circonstances. Cette convenance est celle de l’usage, pas de l’essence.
En ce sens faible, on dira aussi que la lettre « L » est celle qui convient – qu’il convient de placer, après « K », dans la suite de l’alphabet.
Ainsi, au même sens faible (« dans la même mesure »), on pourrait dire que vrai / faux « conviennent » à (certaines) propositions : celles qui peuvent être suivies de « est vrai » ou « est faux » (ce qui n’est pas le cas de toutes). Il serait alors clair que la proposition en général ne peut pas être définie par la propriété vrai / faux (comme des roues dentées s’enclenchant l’une sur l’autre : « convenance » au sens fort).
§138
2e objection pour défendre l’idée de convenance au sens fort.
Dans la phrase « le carré est rouge », les mots conviennent, dans la phrase « l’odeur est rouge », ils ne conviennent pas : l’objection consiste à soutenir que cette convenance / disconvenance repose sur la signification propre des mots, et non sur un usage conventionnel.
Evidemment, « si la signification est l’usage que nous faisons du mot, il n’y a pas de sens à parler d’une telle convenance » (d’une convenance au sens fort).
Mais justement l’usage ne peut pas être le tout de la signification : comprendre un mot est instantané, et n’est pas la saisie de « son “usage” étendu dans le temps » ; il faut admettre que les mots ont en eux-mêmes une certaine signification (propre, déterminée, etc.).
b. §139-142 : rapports complexes entre signification, image, compréhension et application / usage
Comprendre un mot, qu’est-ce que c’est au juste ?
Est-ce saisir sa signification propre ? Est-ce savoir l’employer ? Est-ce avoir quelque chose qui nous vient à l’esprit, une image, qui lui correspondrait ? Ou l’image de tous ses usages possibles ?
§139
La « convenance » d’une image de solide avec le mot « cube ».
L’image d’un prisme triangulaire pourrait convenir à l’usage du mot « cube ».
La supposition de l’image mentale comme support ou fondement de la signification d’un mot ne résout pas le problème de la fixation de la signification.
Notes a et b :
a : Trouver le mot juste ou approprié : ce n’est pas avoir en tête ou trouver mentalement l’image exacte de ce que nous voulons dire.
b : Il n’y a pas d’image exacte, toute image pouvant être interprétée de manière différente ; l’image correcte, qui convient, est celle qu’on a appris à utiliser dans tel ou tel cas de figure ; son interprétation dépend du contexte et de notre « forme de vie ».
Le martien n’a pas la même habitude de la gravité que nous, et n’a pas reçu la même éducation (celle d’un homme de telle ou telle culture à telle ou telle époque).
§140
Comme la règle, l’image ne permet pas déterminer complètement l’usage : contrainte seulement psychologique ≠ contrainte logique
La croyance que l’image contraint à une application déterminée provient du fait que nous pensions à un seul cas.
Conclusion : l’audition d’un mot peut entrainer une image (unique) tout en permettant une variété d’applications ; dans ce genre de cas, on devrait considérer que le mot à différentes significations.
Par ex. le mot « dalle »
§141
Image et application d’un même mot peuvent différer.
Généralement, elles ne diffèrent pas, mais c’est parce qu’il y a un cas normal et des cas anormaux.
§142
L’emploi d’un mot n’est clairement prescrit que pour les cas normaux.
Et cette normalité n’a rien de substantiel ni de nécessaire : elle est seulement celle de notre « forme de vie », telle qu’elle est de fait (nature + culture).
Note encadrée : la signification d’un concept est identifiée à son « importance », c’est-à-dire à sa place particulière dans notre forme de vie, qui elle-même suppose de convoquer des faits naturels très généraux (par ex. la gravité terrestre).
Ainsi, d’autres « formations conceptuelles » sont possibles et concevables (cf. RP, II, xii) : elles seraient tout aussi « correctes » que celles qui nous sont familières.
De même, une « proposition » (sensée) pourrait être autrement formée que ne le sont les propositions sensées de notre langage.