Lecture des §50 à §58 – Le mètre-étalon et la normativité du langage

Les paragraphes 50 à 58 se situent dans le prolongement direct des paragraphes 37 à 49, et toute la section – §37-64 – constitue une « critique détaillée de la notion d’objet » (Bouveresse, Mythe…, 235), à travers un questionnement sur la relation entre mots et choses, noms et objets, langage et réalité : en quoi consiste et qu’est-ce qui assure la signification d’un mot (son acquisition, sa compréhension, sa stabilité, etc.) ?

Les paragraphes précédents aboutissaient d’abord (§37 – 45) à la conclusion du §43 : « La signification d’un mot est son emploi dans le langage. » Un second moment s’ouvrait par une citation du Théétète de Paton, et portait plus précisément sur la question du simple et du composé, en rapport avec celle des noms : contre l’atomisme logique, elle mettait en cause la possibilité de déterminer ce qui est simple ou composé.

Les paragraphes 50 à 64 prolongent ces deux axes croisés de réflexion.

La section présente commence par le célèbre §50 et son analogie du mètre-étalon, qui a fait couler beaucoup d’encre… (très nombreux et importants commentaires).

Enjeux : approfondissement de la notion d’échantillon (mustersample), distinction énoncés factuels / empiriques et énoncés grammaticaux, notion de règle.

Le langage est de plus en plus clairement présenté comme analogue à une activité de « mesure » (cf. déjà TLP 2.1512 : l’image est « comme une règle graduée appliquée à la réalité »). Le rapport nom-chose n’est pas descriptif, mais normatif (l’institution d’une règle) et dans cette mesure arbitraire, et cependant le langage s’accorde avec la réalité : l’isomorphisme entre le langage et la réalité – dont parlait le TLP – est une convention instituée et garantie par des règles, et non pas une mystérieuse harmonie entre mots et choses.

Cf. Bouveresse, « Wittgenstein, Kripke et le problème de la longueur du mètre »

§50 : combien mesure le mètre ?

Objection au Théétète

Le §50 prolonge la discussion de la citation du Théétète entamée au §46 : objection à une 2e thèse tirée de la citation.

Bien comprendre les voix diverses du paragraphe, qui ne sont pas toutes celles de W.

La thèse attaquée est le paradoxe repris au Théétète : « il n’est possible d’attribuer ni l’être ni le non-être aux éléments »

Paradoxe car : soit X est, soit X n’est pas (pas de 3e possibilité).

Un « élément », c’est une chose que l’on ne peut pas analyser plus avant : par ex. la couleur rouge.

Justification présente dans le Théétète : d’un élément premier / originel, dont tout le reste est composé, on ne peut rien dire au sens où on ne peut lui attribuer aucune détermination, on ne peut le décrire, mais seulement le nommer ou le désigner ; il n’y a que des composés dont on puisse dire quelque chose.

Et en effet, on « pourrait dire » : si « exister / être » consiste toujours dans l’existence de relations entre éléments (au sein de composés), alors il n’y a aucun sens à parler de l’existence ou de la non-existence d’un élément.

Autre justification sous-jacente, d’ordre logique, plus proche d’un Russell – On « aimerait dire » : si l’élément n’était pas, on ne pourrait même pas le nommer, ni par conséquent en dire quoi que ce soit (ni qu’il existe, ni qu’il n’existe pas).

Paradoxe voire aporie (apparemment) : il faut que les éléments « existent » (nécessairement) pour que l’on puisse dire de quoi que ce soit qu’il existe ou non, mais justement pour cette raison cela n’a pas de sens de dire qu’ils – eux, les éléments – existent. Donc, on ne peut dire d’eux ni qu’ils existent ni qu’ils n’existent pas.

La fin du §50 met fin au paradoxe apparent.

« Ce qui, en apparence, doit nécessairement exister appartient au langage. C’est dans notre jeu un paradigme, quelque chose qui sert à la comparaison. Et peut-être est-ce là une constatation importante, mais elle est néanmoins relative à notre jeu de langage — à notre mode de représentation. »

On a là affaire typiquement à un pseudo-paradoxe métaphysique, un nœud ou une crampe de l’entendement, qui repose sur une confusion, en particulier sur le sens du verbe « exister ».

Dire que l’élément « existe » nécessairement, c’est en fait seulement dire (ni plus, ni moins) : « Si cette chose n’existait pas, nous ne pourrions pas l’employer dans notre jeu. » Cela ne signifie pas que cette chose « existe » au sens de l’existence réelle, empirique, mais plutôt en un sens « métaphysique » ou plus exactement « grammatical ».

Les Cours de Cambridge, 1932-1935, op. cit., p. 120/147 :

« Nous disons du mot « jaune » que, s’il doit avoir une signification, il faut qu’il y ait quelque chose de jaune quelque part. Mais pourquoi ce « il faut » ? Tout ce qui est jaune ne pourrait-il pas avoir été détruit ? Supposons que vous ayez appris les noms des couleurs dans un atlas qui mettait en relation des taches colorées avec certains mots comme « jaune », « vert », etc. Il n’est pas nécessaire, pour que l’on puisse comprendre le mot « orange », que quelque chose d’orange doive exister. Et si nous avons un jeu dans lequel l’échantillon est orange, alors c’est un non-sens de citer l’échantillon à l’appui de l’affirmation que quelque chose d’orange doit exister. Cela serait comme dire qu’il doit y avoir quelque chose d’un pied de long parce que le pied de Greenwich, le paradigme, a un pied de long. Ou comme dire que, pour parler de cinq choses, il doit y avoir cinq choses, les cinq choses en question, cinq lettres par exemple, étant le paradigme. »

Dire que « jaune » ou « 1m » ou « 5 » doivent nécessairement exister, ce n’est pas dire que quelque chose de jaune, de 1m de long, d’allant par 5 doive exister : même s’il n’y avait plus aucune chose jaune dans le monde, on devrait au moins pouvoir dire qu’il n’y en a plus. Et le paradigme lui-même ne peut être allégué pour cela (ce serait un non-sens) : l’échantillon de couleur correspondant au mot « jaune » n’est pas – en tant que tel – une chose jaune, c’est un instrument qui permet de qualifier une chose de jaune, qui fixe l’emploi du mot jaune appliqué à d’autres choses (de même un mètre, en tant que mètre, ne se mesure pas lui-même, il sert à mesurer).

Il est certes tentant de dire que le paradigme, l’échantillon canonique d’une propriété possède bien la propriété dont il est le paradigme (n’est-ce pas même lui qui a justement par excellence cette propriété, puisqu’il semble l’avoir en quelque sorte par définition ?). Mais alors, c’est que le paradigme en question n’est plus considéré en tant que paradigme (moyen de représentation), mais comme objet (représenté).

Pour que le mot « jaune » puisse être utilisé, il faut bien en un sens que le jaune « existe nécessairement » : mais en un sens non pas physique (du jaune, quelque chose de jaune), mais « métaphysique » (c’est-à-dire grammatical : la règle du jaune).

L’existence dont il question n’est pas une existence empirique mais linguistique ou grammaticale : « Ce qui, en apparence, doit nécessairement exister appartient au langage. » (nous soulignons).

Il s’agit d’un « paradigme » : et constater qu’« il n’est possible d’attribuer ni l’être ni le non-être aux éléments », ce n’est rien d’autre que de reconnaître, maladroitement, ce statut de paradigme (solution du paradoxe).

§58 : « Si la proposition « X existe » est censée vouloir dire autant que : « “X” a une signification », — elle n’est pas une proposition qui parle de X, mais une proposition relative à notre emploi du langage, c’est-à-dire à l’emploi du mot « X ».  (…) la phrase a l’air de parler de couleur, alors qu’elle doit dire quelque chose de l’emploi du mot “rouge” »

Et comme le souligneront les §55 – 57 : cette existence n’est pas même nécessaire, le nom n’est pas « indestructible », car son usage – son rôle dans un jeu de langage – pourrait disparaître.

Parallélisme / analogie avec le mètre-étalon et les échantillons (samples) de couleur

Ce parallélisme a lui aussi une vocation critique : la phrase concernant le mètre-étalon est l’analogue de la thèse du Théétète, et il s’agit de montrer ce qui ne va pas en elle, en quoi elle soulève un apparent paradoxe analogue.

« Il est une chose dont on ne peut dire ni qu’elle mesure 1 m, ni qu’elle ne mesure pas 1 m, c’est le mètre étalon de Paris.  »

De même, pour la couleur sépia, il n’y aurait pas de sens à dire de l’étalon-sépia ni qu’il est ni qu’il n’est pas sépia.

« mètre-étalon » : canon (étalon de référence) de longueur, permettant d’effectuer et de contrôler la mesure de tout corps ; le critère, la règle par laquelle nous pouvons juger la réalité empirique ; objet assurant la fixation stable et objective du nom « mètre », un peu comme les « éléments » du Théétète ou les « objets » du TLP.

La phrase précise en italique « une » : de toutes les choses, c’est d’elle seule dont on peut pas dire ni que… ni que… (pour toutes les autres, cela peut avoir un sens)

A première vue, dissymétrie entre les 2 énoncés de la phrase, qui parait donc fausse et même contradictoire :

  • le 2e énoncé – on ne peut pas dire qu’il ne mesure pas 1m – paraît non seulement vrai, mais évident ou tautologique (car dire qu’il ne mesure pas 1m semble être une contradiction)
  • le 1e énoncé – on ne peut pas dire qu’il mesure 1m – paraît faux et même contradictoire (comment l’étalon du mètre pourrait-il ne pas mesurer 1m ?!)
  • la phrase entière paraît contradictoire (et donc paradoxale) : si le 2e énoncé est vrai, comment le 2e pourrait-il ne pas être faux ?

A deuxième vue, la phrase paraît énoncer une vérité paradoxale, et partant mystérieuse.

Elle ne dit pas que le mètre-étalon mesure ou ne mesure pas 1m, elle affirme qu’on ne peut pas dire de manière sensée ni qu’il mesure ni qu’il ne mesure pas 1m, parce que c’est justement le mètre-étalon, c’est-à-dire la norme qui définit le mètre.

En effet, pour établir la longueur du mètre-étalon, il faudrait en quelque sorte l’appliquer à lui-même.

Hacker : « On ne peut pas juxtaposer le mètre étalon à lui-même. On ne peut donc dire ni qu’il coïncide en longueur avec lui-même, ni qu’il ne coïncide pas. » (129)

Bouveresse (53) : « Cela revient, en un certain sens, simplement à observer qu’un élément de représentation n’est pas lui-même représentable dans le système de représentation qu’il contribue à déterminer. Fixer une unité de mesure est une opération totalement différente de celle qui consiste à donner une indication de longueur. La différence est la même que celle qui existe entre mettre sa montre à l’heure et indiquer l’heure qu’il est. (…) Le paradigme ne peut apparemment pas avoir, au sens usuel, la propriété concernée et, en même temps, servir à la définir. »

A certains égards, cette phrase – les 2 énoncés pris ensemble – est vraie (mais ne dit rien), à d’autres elle est fausse et contradictoire. Mais c’est parce que « mètre-étalon » peut être pris en deux sens, qui sont ici confondus.

Elle est vraie, car on ne peut pas dire du mètre étalon en tant que mètre-étalon :

  • qu’il fait 1m : car cela n’a pas de sens de lui attribuer – à lui, en tant qu’étalon – la propriété dont il est justement le paradigme, dont il fixe lui-même la désignation.
  • qu’il ne fait pas 1m : car cela n’a pas de sens, non plus – et pour la même raison, de lui refuser – à lui, en tant qu’étalon – la propriété dont il est justement le paradigme.

Mais cette double impossibilité n’est pas une « propriété surprenante » du mètre-étalon mais seulement ce qui caractérise et montre son « rôle » dans le jeu de langage de la longueur.

En revanche, si on considère le mètre-étalon de Paris comme objet physique (barre de métal en platine iridium), les deux énoncés – « il fait 1m », « il ne fait pas 1m » – ont évidemment un sens, et l’un des deux est faux. Mais pour le mesurer ainsi il faut alors utiliser un autre paradigme ou un autre mode de définition du mètre (10 000 000e partie du quart du méridien terrestre ou distance parcourue par la lumière dans le vide pendant 1/299 792 458 seconde).

Autrement dit, le mètre-étalon (en tant qu’étalon) est ce qui fixe ce que signifie 1m, mais n’est pas un exemple de ce qui fait 1m. D’un autre côté, le mètre-étalon en tant qu’objet physique est aussi un objet qui se trouve mesurer – plus ou moins, selon les circonstances – 1m (ce n’est pas une pure longueur).

Bouveresse (45) : « Constater – comme pour les éléments du Théétète – qu’on ne peut dire du mètre-étalon de Paris ni qu’il a 1m de long ni qu’il n’a pas 1m de long revient simplement à constater qu’il est utilisé comme paradigme de l’unité de longueur dans le système métrique. Ce qui, à première vue, pouvait apparaître comme une conséquence paradoxale du fait que nous l’utilisons de cette façon dans notre jeu de langage est en fait simplement une autre façon de dire que nous l’utilisons de cette façon. »

Il n’y a donc là nulle contradiction : « la seule contradiction qu’il y ait là tient à ce que la phrase [« le rouge existe » comme « le rouge n’existe pas »] a l’air de parler de couleur, alors qu’elle doit dire quelque chose de l’emploi du mot “rouge” » (§58) De même : la phrase « le mètre-étalon fait 1m » (ou « ne fait pas 1m ») a l’air de parler de la longueur de l’objet physique, alors qu’elle porte sur la signification – c’est-à-dire l’usage – du mot « mètre ».

Un énoncé qui porte sur l’usage d’une expression dans un jeu de langage est interprété à tort comme un énoncé portant sur un objet qui est représenté dans le jeu de langage : cette distinction – la distinction entre proposition empirique (portant sur des faits) et proposition grammaticale (énonçant une règle) – est l’enjeu capital de ce paragraphe. Dire, comme dans le Théétète, que des éléments on ne peut dire ni qu’ils existent ni qu’ils n’existent pas, ce n’est rien d’autre que reconnaître, improprement, que la fixation de ces éléments relève de la grammaire (fonctionnent comme les paradigmes d’un jeu de langage, sont des moyens de représentation).

Le paradoxe n’apparaît que parce que les deux types de propositions sont confondus.

Les Cours de Cambridge, 1932-1935, p. 70/91 :

« Pour illustrer les rôles différents de la proposition et de la règle de grammaire, supposez que l’étalon d’un pied de longueur soit une barre dans ma chambre, et supposez que la barre de Greenwich concorde exactement avec cette barre. Dire « La barre de Greenwich a dans les faits un pied de longueur », consiste à asserter une proposition, alors que pour le moment cela n’a pas de sens de dire cela. C’est une définition. »

Retour sur le jeu de langage du §48 : application du même raisonnement aux cas des carrés de couleurs, qui sont les éléments correspondant aux noms ‘R’, ‘B’, ‘V’, ‘N’.

Hacker : « L’illusion que ces éléments sont nécessairement existant est une mésinterprétation du fait que s’il n’y avait pas de carrés de couleur, les carrés de couleur ne serviraient pas d’échantillons pour expliquer les mots « R », « B », « G », « W ». Une apparente vérité métaphysique sur les éléments constitutifs de la réalité est ainsi dégonflée en une platitude grammaticale : seul ce qui existe peut servir d’échantillon. Il s’agit d’un truisme sur la façon dont certains mots sont expliqués. »

Tendance à la « sublimation des paradigmes » (et donc des noms)

Bouveresse : W. nous demande de résister à la tentation de penser qu’une propriété comme « rouge » ou « 1m » soit « dans » la chose qualifiée de rouge ou de mesurant 1m ; car cela nous incite à penser, à tort, que le rouge « est », en un sens privilégié du mot « être », comme s’il était indépendant de notre usage d’un paradigme concret (comme si l’on pouvait regarder directement et uniquement la couleur ou la longueur en soi, en oubliant l’objet physique qui la possède). Or, « le rouge est » n’est qu’une « formule d’introduction » – une préparation – à l’usage du mot « rouge » (un énoncé grammatical).

« Nous avons l’impression d’avoir dit quelque chose de la nature du rouge, en disant qu’il ne résulte aucun sens de l’expression « Le rouge existe ». Le rouge existerait en effet “en soi et pour soi”.  » (§58)

Tendance platonicienne à essentialiser les propriétés : le Rouge (avec un grand « R »).

Platonisme : doctrine des Idées (ou des Formes, essences), en tant que formes séparées intelligibles auxquelles « participent » les choses sensibles. Par ex., qualifier une chose de belle c’est affirmer sa participation à la Beauté en soi (cf. Le Banquet). Elles doivent être supposées, sinon rien ne pourrait être connu ni dit.

L’image augustinienne du langage convient bien, au fond, avec cette conception : affirmer que les mots dénomment les objets, c’est un peu comme faire de l’objet un échantillon d’une signification idéale et indestructible, conservée quelque part.

Le TLP lui-même n’était pas exempt d’un certain platonisme en ce sens : celui-ci avançait qu’il existait, par-delà les configurations instables d’états de choses, une substance stable du monde, laquelle consisterait en des « objets simples » réunis dans une structure logique parfaitement rigide.

Le 2nd Wittgenstein estime que cette nécessité est une nécessité seulement grammaticale et non ontologique : « destituer l’en soi en le grammaticalisant » (E. Rigal, « Ludwig Wittgenstein, un Platon sans platonisme »). A la différence de Platon chez qui les paradigmes deviennent des Formes en soi et par soi, chez Wittgenstein le paradigme devient « un “instrument du langage“, une “unité de mesure“ qui sert à la comparaison » (idem).

Bouveresse (86, phrase finale de l’article) : «  Tout se passe donc finalement comme si, en tentant de remonter en deçà du jeu de langage pour dire quelque chose de significatif sur ce qui le précède et le rend possible, on n’avait réussi, en fait, qu’à dire quelque chose qui a une fâcheuse apparence de trivialité sur le jeu de langage qui se joue effectivement et sur les instruments linguistiques qui y sont utilisés. »

§51-54 : de la correspondance à la règle

Les mots, dit-on, « correspondent » à des choses, et les choses correspondent à des mots.

Enjeu du passage : en quoi consiste cette correspondance et qu’est-ce qui l’assure ?

Réponse : certaines règles.

§51

Qu’est-ce que correspondre ? Relation nom-chose ?

1e réponse : par ostension (en montrant) de paradigmes (comme dans l’image augustinienne).

Mais cela ne fait qu’en expliquer, éventuellement, l’apprentissage : pas l’usage correct, fait ensuite, pas la « pratique du langage », une fois la correspondance acquise.

2 hypothèses : « dit toujours » (hypothèse externe), « a toujours à l’esprit » (hypothèse mentaliste, interne)

« Toujours » : idée de régularité simple (mais manque alors l’idée de norme, permettant de déterminer la correction de l’usage).

L’hypothèse mentale, quant à elle, ne permet guère d’expliquer l’accord public sur le sens des mots.

Pas de réponse, ici : il faut regarder « de plus près », du fait de la diversité des modes de correspondance.

§52

Regarder de près signifie regarder « en détail » (diversité des cas).

Quelque chose s’y oppose : une résistance philosophique, engendrée par la conviction que certaines possibilités sont exclues.

§53-54 : les règles d’un jeu de langage

Enjeu de 53 et 54 : révéler l’aspect normatif – et non descriptif – de la relation nom-chose (« stipulation », « trancher les cas litigieux »)

§53 : La règle peut jouer des rôles divers dans les jeux de langage.

Par ex. : la règle – son exposé – peut servir à enseigner le jeu, à trancher les cas litigieux, et même à jouer (comme le tableau utilisé pendant le jeu, à chaque coup).

Le rôle du tableau – sorte de matérialisation, d’expression de la règle – est de souligner la dimension normative : le tableau fournit la règle de correspondance, et la garantit de manière constante, indépendante et publique.

§54

Même si la règle est en quelque sorte « absente » (non formulée, non utilisée elle-même), tout jeu se consiste à suivre, à être en accord avec – à obéir – à des règles. Chaque mouvement du jeu est en rapport avec des règles, des normes.

« Nous disons néanmoins que le jeu est pratiqué en accord avec telles et telles règles, parce qu’un observateur peut déchiffrer ces règles à même la pratique du jeu — comme s’il s’agissait d’une loi naturelle à laquelle les actions du jeu se conformeraient.  »

Distinction entre simple régularité et régularité normative (54) : suivre (obéir à) une règle ≠ agir de manière régulière.

Employer un langage est adopter un comportement régi par des règles : c’est cette normativité interne au / du langage qui garantit la « correspondance » entre les mots et les choses.

Valérie Aucouturier : « si nos concepts ont cette capacité de s’ajuster à une situation, d’être parfaitement en accord avec cette dernière, ou encore d’être tout à fait à propos, ce n’est pas en vertu d’une relation magique qu’ils entretiendraient avec ladite situation. C’est précisément parce qu’ils sont eux-mêmes la mesure de cette justesse. Cela n’aurait pas de sens de mesurer le mètre étalon pour voir s’il est à la bonne mesure, car c’est lui qui donne le critère de la bonne mesure. De même, nos concepts n’ont pas à être comparés à autre chose pour voir s’ils disent bien ce qu’ils veulent dire, car ils sont la mesure même de ce qu’ils veulent dire. » (« Cartographie conceptuelle et vision synoptique d’un jeu de langage »).

Hacker & Baker : il y a une « autonomie de la grammaire »

« auto-nomie » au sens fort et étymologique : la grammaire est à elle-même sa propre (auto) norme ou loi (nomos).

Le concept de longueur est fixé par la manière dont nous mesurons : nous comparons la réalité à nos systèmes de règles et ceux-là déterminent en retour ce que nous appelons « longueur » et « mesure correcte ». Nos règles ne sont pas descriptives (fondées sur la réalité), mais normatives. Pour autant, elle ne sont pas absolument arbitraires et leur utilisation (efficiente) montre qu’elles sont en accord avec les régularités de l’expérience.

Grammaire philosophique (§133, p. 240) : « La grammaire n’a aucun compte à rendre à la réalité. Les règles grammaticales ne font que déterminer la signification (que la constituer), de ce fait elles ne sont pas responsables devant la signification et dans cette mesure elles sont arbitraires. (…) Les règles de la grammaire sont arbitraires au même sens que le choix d’une unité de mesure. »

Comparaison entre l’arbitraire du langage, d’un système de mesure, des règles d’un jeu : mais pas également arbitraires ni absolument arbitraires.

Le choix d’une unité de mesure est arbitraire en ce sens qu’il est indépendant de la longueur de l’objet à mesurer : il ne peut être dit « vrai » ou « faux », à la différence d’une indication de longueur à propos d’un objet. La longueur d’un objet, de son côté, est en un sens indépendante de l’unité de mesure (les unités étant traduisibles les unes dans les autres). Enfin, même si le choix d’une unité de mesure n’exprime rien de la réalité, l’applicabilité de cette unité dépend bien de certaines conditions factuelles (par ex. le fait que le plus souvent les objets physiques ne changent pas de longueur de manière imprévisible, etc.).

E. Rigal « L’idée-source du grammaticalisme est de destituer l’en soi en montrant qu’en réalité les règles grammaticales ne reflètent aucune signification qui leur pré-existerait, mais qu’il leur appartient au contraire de donner une signification aux signes, ce dont elles s’acquittent en fixant des paradigmes de signification. » (« Ludwig Wittgenstein, un Platon sans platonisme »)

§55-58 : poursuite de l’objection du §50 au Théétète

Les §55 à 58/59 reprennent le fil de la lecture critique du Théétète, et reformule en termes grammaticaux les problèmes des prétendus éléments simples et indestructibles, grâce aux acquis des paragraphes précédents, tout en prévenant des objections possibles.

§55

Fin : ce qui correspond au nom – le « simple » – c’est, par ex., le paradigme (échantillon canonique).

§56 : objection à la conclusion du §55

Objection

Un paradigme est-il vraiment un bon substitut à ces éléments simples et indestructibles ? Car, bien sûr, les échantillons ne sont pas indestructibles.

Et si aucun échantillon canonique n’existait dans le langage ? Si seule la mémoire assurait la correspondance ? N’est-ce pas ainsi qu’est assurée la correspondance nom-chose ?

Réponse

En quoi la mémoire serait une meilleure garantie d’ « indestructibilité » que le paradigme ?

Quel est le critère d’un souvenir correct ? C’est-à-dire : lorsque je me souviens de la couleur rouge – en formant par ex. l’image d’un objet de cette couleur dans mon esprit – comment savoir s’il s’agit de la bonne couleur ?

§57

2e objection à 55

le « rouge en soi » , la couleur rouge (en soi et par soi) : nécessité de quelque chose qui ne dépende pas des faits (existence de choses rouges, pas même canoniques).

Réponse : une signification peut se perdre : la signification n’existe pas « en soi », n’est pas indestructible. Tant qu’elle est fixée et en usage, elle est bien si l’on veut « nécessaire » (c’est une norme, comme une « loi naturelle »), mais n’est pas pour autant en soi ni indestructible.

« “Rouge“ a une signification » est un énoncé qui pourrait devenir faux (sans, bien sûr, que la couleur elle-même disparaisse) : « Si nous oublions quelle est la couleur qui porte ce nom, celui-ci perd sa signification pour nous, c’est-à-dire que nous ne pouvons plus jouer avec lui un jeu de langage bien déterminé. Et l’on peut comparer cette situation à celle dans laquelle nous avons perdu le paradigme qui était un instrument de notre langage. »

Bouveresse (49) : « une signification n’existe pas « en soi », elle n’a rien d’indestructible et il est parfaitement concevable qu’elle se perde. Ou, plus exactement, « X a une signification » dit à propos de l’usage du mot « X » quelque chose qui pourrait très bien devenir faux » (cf. §57)

La correspondance que l’on cherche à déterminer – la « relation nom-chose » – n’est pas indestructible : elle repose sur une grammaire normative dont les règles pourraient n’avoir plus cours.

Hacker : « notre pratique linguistique dépend de la disponibilité ou de la reproductibilité d’échantillons de définition (mais pas, typiquement, d’un objet particulier fonctionnant comme échantillon), et de la persistance de nos capacités mnémoniques et de reconnaissance. Le fondement métaphysique de nos pratiques linguistiques n’est pas praticable (parce qu’inintelligible), mais il n’est pas non plus nécessaire. En effet, nos capacités persistent généralement et les échantillons dont nous avons besoin sont disponibles. »

§58

W. retraduit l’affirmation russellienne selon laquelle un nom (« X ») ne peut se trouver dans une proposition de type « X existe » en une autre : on ne peut pas dire « X existe » parce qu’en fait ce que nous voulons dire par là est simplement que « “X” – le signe – a une signification ».

Hacker : « la thèse métaphysique selon laquelle le rouge existe nécessairement et est indestructible se résume à l’affirmation triviale que le mot “rouge” a un sens. » (138)

Mais en disant que « X existe » n’a pas de sens, on se donne l’impression de parler de X et de lui attribuer une mystérieuse propriété (exister en un sens tout à fait particulier) et de se contredire.

« Mais la seule contradiction qu’il y ait là tient à ce que la phrase a l’air de parler de couleur, alors qu’elle doit dire quelque chose de l’emploi du mot “rouge” »

« Le rouge existe » n’a que deux sens :

  • le mot « rouge » a un sens
  • il existe des choses qui ont cette couleur, c’est-à-dire à propos desquelles on peut employer correctement ce mot pour les qualifier.