Lecture des §37 à 49 –  La signification d’un mot est son emploi dans le langage

L’image augustinienne du langage qui ouvre les Recherches est représentative d’une mythologie philosophique de la signification et du langage, qui a été aussi, pour partie, celle de Wittgenstein au moment du TLP : signifier serait essentiellement nommer et désigner, le langage serait essentiellement descriptif.

Les §28 à 36 ont commencé à développer une critique de la dénomination, de la conception que l’on se fait de la relation entre noms et « choses », en tant que paradigme de la signification. Ceci, à travers l’examen critique de ce que Wittgenstein appelle les « définitions ostensives » : la définition ostensive est foncièrement équivoque (que désigne-t-on exactement quand on montre quelque chose : sa forme, sa couleur, autre chose ?), elle ne peut donc pas être première ou fondatrice (elle présuppose une certaine maitrise déjà acquise d’un jeu de langage.

Les §37 à poursuivent cette réflexion critique sur les pseudo- mystères  de la dénomination, et sur la notion de « signification » (Bedeutung).

Un premier moment (§37 – 45) aboutit à la conclusion conclusions du §43 : « La signification d’un mot est son emploi dans le langage. »

Un second moment (§46 – 50 et sqq.) s’ouvre par une citation du Théétète de Paton, et porte sur la question de l’existence / non existence des éléments simples.

1. la signification, c’est l’usage (§37 à 45)

§37 : la relation mystérieuse du nom à ce qu’il dénomme

Diversité de relations, de ce en quoi elles consistent.

Par ex. relation comme dans le jeu de langage du §2 : ordre / action de rapporter

Autres relations possibles : évocation d’une image (suggestion, représentation), relation ostensive via une étiquette ou le geste de montrer (« dénomination »).

§38 : l’étrange conception de « ceci » comme nom véritable

Les déictiques ne sont pas des noms : « Si l’on ne veut pas susciter de confusion, le mieux est de ne pas dire du tout que ces mots dénomment quelque chose ».

Dans le jeu des §8 et 9 (extensions du §2), on avait déjà évoqué l’étrangeté des pronoms démonstratifs : que dénomme « ceci » ? d’une part, « ceci » ou « ici » et « là-bas » ne désignent jamais la même chose (puisque leur sens est toujours fonction du contexte) ; d’autre part, étant des termes qui sont en eux-mêmes des mots servant à montrer, « la monstration intervient dans l’emploi même des mots, et non dans le seul apprentissage de l’emploi » : « ceci » intervient en quelque sorte deux fois (« ceci désigne ceci »).

Allusion à Russell à travers « l’étrange conception » : « curieusement, il est arrivé que l’on dise du mot “ceci” qu’il est le nom véritable, et que tout ce que nous appelons d’ordinaire “nom” ne l’est qu’en un sens imprécis, approximatif. »

Cf. note de l’édition française (p. 331).

Qu’appelons-nous « nom » ? « des choses très diverses », des types d’emplois apparentés mais différents les uns des autres (« famille ») : par ex. des noms de personnes, de lieux, de couleurs, de nombres, de coups dans un jeu, etc., mais pas « ceci ».

L’usage de « ceci » n’est pas celui d’un nom. Souvent le mot « ceci » occupe la même place qu’un nom (la même fonction grammaticale au sens linguistique : celle d’un pronom, justement), mais « ceci » ne joue pas le rôle d’un nom. Un nom (« X ») est ce qui apparaît dans une phrase de type « Ceci est “X“ » ou « Ceci s’appelle “X“ » : « ceci » ne peut pas prendre la place de « X » (comme l’avait déjà souligné le §9).

Comment Russell a-t-il pu aller jusqu’à penser que « ceci » est le nom véritable ?

C’est que, lorsque « nous philosophons » (au sens pathologique du terme), «  le langage est en roue libre » et engendre des chimères.

« wenn die Sprache feiert » : littéralement « est à la fête » ou « chôme », traduit en anglais par « when language idles » (au ralenti, à l’arrêt)

cf. aussi §132 : « Les confusions qui nous occupent se produisent, pourrait-on dire, quand le langage tourne à vide [leerläuft], et non quand il travaille. »

Quand le langage « travaille », quand il fonctionne normalement, il n’engendre pas de confusions. Mais quand on s’arrête dessus, quand on le détache abstraitement de son usage, il en engendre.

C’est dans ces cas-là que « la dénomination apparaît comme une relation étrange entre un mot et un objet. » , une relation « occulte » pour laquelle on tend à imaginer un acte psychique « bizarre », une sorte de « rite baptismal » (Bouveresse, Le mythe de l’intériorité, 385), une sorte de mantra qui assurerait le lien entre nom et chose («  le philosophe (…) regarde fixement l’objet qu’il a sous les yeux en répétant d’innombrables fois un nom »).

Nous sommes alors victimes d’une « tendance à sublimer — pourrait-on dire — la logique de notre langage », et tombons dans une forme de « superstition » philosophique (cf. aussi §35, §49, §110) : « les problèmes philosophiques surgissent lorsque le langage est en roue libre. » (tourne à vide)

§39 : d’où vient cette conception ?

Elle cherche à répondre à une objection : la simplicité de la chose désignée par un nom est parfois introuvable ou problématique. Or un nom véritable doit désigner une chose véritablement simple (comme une sorte de « nom propre », en un sens logique), sinon sa signification pourrait être compromise.

De ce point de vue, « ceci » peut sembler en effet le « nom véritable ».

Cette objection est elle-même favorisée par une mythologie du « simple » impliquant l’idée d’indestructibilité, dont l’examen se développera à partir du §46.

L’exemple du nom « Nothung » (l’épée, brisée puis reforgée, de Siegmund et son fils Siegfried, dans L’Anneau du Nibelung de Richard Wagner, inspiré de la mythologie germanique) : si la signification d’un nom suppose l’existence de l’objet désigné en tant que singulier simple, alors le nom « Nothung » n’aurait plus de signification lorsque Nothung est brisée. 

Pour préserver le sens de « Nothung a une lame acérée » même lorsque Nothung est brisée ou n’existe plus, il faut remplacer « Nothung » par « des mots qui dénomment le simple » (des « noms véritables »), des sortes de « ceci » renvoyant à des choses dont l’existence soit assurée.

C’est là le raisonnement de Russell dans On denoting (« l’actuel Roi de France est chauve »).

« L’actuel Roi de France » – expression à laquelle rien ne correspond – n’est pas un nom véritable : la phrase paraît du coup insensée ou absurde. Pour assurer son caractère sensé (et sa valeur de vérité), Russell soutient qu’il s’agit en fait d’une « description définie » qui contient une affirmation d’existence (« il y a un x tel que cet x est le roi de France ») et une affirmation d’unicité (« et il n’y a rien à part x qui soit roi de France »), et que l’on peut les considérer séparément de la prédication (« x est chauve ») qui est le contenu manifeste de la proposition complète (« l’actuel Roi de France est chauve »).

Correctement analysée, celle-ci n’est donc pas insensée, sans signification, mais bel et bien fausse.

§40 – 42 : critique de cette conception : distinction porteur et signification

§40 : attaque de la prémisse selon laquelle « un mot auquel rien ne correspond est dépourvu de signification »

Attaque seulement la prémisse suivante et son caractère faussement dramatique : « Un mot auquel rien ne correspond est dépourvu de signification [Bedeutung]. »

Il y a là, selon Wittgenstein, une inquiétude sans fondement.

Distinction nécessaire entre la signification et le « porteur » (Träger : du verbe tragen, porter) d’un nom.

La destruction ou l’inexistence actuelle de son porteur ne prive pas un nom de signification, ni même de référence : on peut parler de manière sensée et vraie de personnes mortes par ex., et en comprenant de qui on parle («  M. Un Tel est mort.  »), ou nommer des choses qui n’existent pas encore (seulement possibles), qui n’existeront jamais ou qui ne peuvent exister.

§41 – 42 : application à un jeu de langage

Reprise du jeu de langage du §8, sous sa forme déjà étendue par §15.

Dans ce jeu, on « pourrait » dire que le nom « N » perd sa signification lorsque l’outil N est brisé.

Mais en fait cela signifierait surtout : il a perdu son usage. On ne sait plus quoi en faire.

Un signe peut perdre son usage de différentes manières :

  • soit parce que le porteur n’est plus (l’outil est brisé)
  • soit parce que « N » n’est plus utilisé pour désigner l’outil, bien que l’outil existe encore (cf. aussi le nom de jeune fille d’une femme mariée)

Dans ce jeu de langage, il pourrait même y avoir des noms sans porteurs (qui ne renvoient à aucun outil) et qui auraient néanmoins un usage : par ex. à titre de plaisanterie (§42).

Ce que montrent toutes ces variations du jeu de langage : le fait qu’un signe ait – ou non – un usage dans un jeu de langage n’est pas conditionné par l’existence – ou l’inexistence – de son porteur ; les deux critères sont indépendants.

D’où la redéfinition de la notion de signification du § suivant.

§43 – §45 : la signification est l’usage, non la dénomination

§43 : « la signification d’un mot est son emploi dans le langage »

Signification = usage / emploi d’un nom dans tel ou tel jeu de langage, dans une « large » classe de cas.

« non pour tous » : il y a des cas où le mot « signification » s’applique à des phénomènes non-linguistiques (gestes, expressions du visage, phénomène naturels, etc.)

L’ostension – montrer le porteur d’un nom –, de son côté, est un moyen par lequel on explique « parfois » la signification d’un nom. Mais elle n’est pas ce en quoi consiste sa signification.

La signification d’un nom s’explique plutôt en donnant la règle de son usage correct. Et le critère de compréhension d’un nom consiste dans son application correcte. 

§44 – 45 : retour sur « Nothung » et « ceci »

Dans certains jeux de langage (par ex. celui où figure « Nothung »), le nom a une signification même si le porteur n’existe pas ou plus.

Mais dans d’autres jeux imaginables, les noms ne pourraient être employés qu’en présence de leurs porteurs. : ceux-là pourraient alors toujours être remplacés par un « ceci » et un geste ostensif.

Et justement, « le “ceci” démonstratif ne peut jamais se passer de porteur » : on ne peut pas faire usage d’un pronom démonstratif en l’absence de la chose visée par le pronom. La signification de « ceci » (son usage sensé et sa compréhension) suppose la présence du ceci en question.

Mais ce lien nécessaire avec son porteur ne fait pas pour autant de « ceci » un nom.

2. le simple et le complexe, les problèmes de l’analyse (§46 à 50)

La citation du Théétète ouvre une réflexion sur les « simples », qui se poursuit jusqu’au §64.

§46 : le « simple » et le Théétète (201e-202b)

Association entre les « éléments originels » du Théétète (« Sur la science »), des « individuals » de Russell et des « objets » du TLP.

Eléments simples, indestructibles, indéfinissables, seulement nommables : présupposé fondamental de l’atomisme logique (et de l’atomisme en général).

Pour Russell comme pour l’auteur du TLP : la signification et la vérité des propositions (complexes, moléculaires) du langage suppose l’existence et le caractère en droit complètement analysable de « proposition élémentaires » elles-mêmes composées uniquement de noms (simples).

Russell dans sa préface au TLP : « Le premier réquisit d’un langage idéal serait qu’il devrait y avoir un nom pour chaque objet simple, et jamais le même pour différents objets simples. Un nom est un symbole simple en ce sens qu’il n’a pas de parties qui sont elles-mêmes des symboles. Dans un langage logiquement parfait, rien de ce qui n’est pas simple n’aura un symbole simple. Le symbole d’un tout sera un « complexe » contenant les symboles de ses parties. ».

« Objets » dans le TLP :

2.01 – L’état de choses est une connexion d’objets [Gegenständen] (entités, choses).

2.02 – L’objet est simple.

2.021 – Les objets constituent la substance du monde. C’est pourquoi ils ne peuvent être composés.

2.027 – Le fixe, le subsistant et l’objet sont une seule et même chose.

2.0271 – L’objet est le fixe, le subsistant; la configuration est le changeant, l’instable.

§47 : qu’entend-on au juste par « simple » et « composé » ?

Le simple désigne le non-composé ; le composé désigne le non-simple (ce sont des contradictoires, sans moyen terme).

Les notions de « simple » et de « composé » sont ambivalentes et relatives, qu’il s’agisse de les appliquer à la réalité, à la représentation ou au langage. Il y a une diversité de types de composition, il y a différentes échelles de complexité.

« Nous employons le mot “composé” (et également le mot “simple”) d’innombrables manières différentes, apparentées les unes aux autres de différentes façons. »

Ex. du fauteuil, de l’arbre, de l’échiquier, plus loin de la souris (§52) et du balai (§60).

Ex. aussi des couleurs (le blanc est-il composé de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel?)

Ex. aussi des longueurs ou des nombres, y compris négatifs : on pourrait dire, dans un certain contexte qu’un segment de 2 cm est composé d’un segment de 3 cm et d’un segment de -1cm (idem pour 5 : 3 et 2 ou 7 et -2…)

Ces mots – « simple » et « composé » – n’ont de sens qu’à l’intérieur d’un jeu de langage déterminé (dans lequel sont déjà déterminés par une règle ce que l’on doit entendre par « simple » et « composé », leur emploi).

Une question telle que « A est-il simple ou complexe ? » n’a de sens que si elle est comprise comme « A est-il un Xsimple ou complexe ? » : la réponse dépend des « standards » de simplicité / complexité adoptés pour les X. Par ex. « la feuille de cette plante est-elle simple ou composée ? » n’a de sens qu’une fois connus les critères qui distinguent une feuille simple d’une composée (critères qui sont propres au domaine des feuilles) : les règles fixant l’usage correct des mots « simple » et « composé » pour les feuilles de plantes.

D’où l’analogie avec le jeune garçon : ignorant à quoi s’applique « actif » et « passif » dans la question qu’on lui pose (X = voix du verbe), il répond à côté, à propos de l’action désignée par le verbe.

Distinction entre question empirique (« quelles sont les parties constituantes simples de cet arbre ? ») et question grammaticale ou philosophique («  Que nomme-t-on ici les “parties constituantes simples” ?  ») : deux plans qu’il faut bien distinguer (cf. §49).

La première appelle une réponse empirique, c’est-à-dire une description factuelle des branches de l’arbre en question, qui pourraient être autres qu’elles ne sont. La seconde appelle une réponse « grammaticale » : l’énoncé d’une règle d’emploi de l’expression « parties composantes simples », énoncé d’une nécessité logique propre à un jeu de langage.

A la question « philosophique » : « X est-il composé, et de quoi ? » La réponse, qui n’en est pas une, est : « Qu’entends-tu par composé ? »

La 1e question est une question « philosophique » au mauvais sens du terme, « exemplifiant le péché du philosophe consistant à donner aux mots un emploi métaphysique en dehors de leur contexte naturel et à se demander ensuite ce qu’ils veulent dire (comme un enfant faisant un gribouillage puis demandant à ses parents de lui dire ce qu’il a dessiné). » (Baker, 253).

Cf. aussi §116 :

« Quand les philosophes emploient un mot — “savoir”, “être”, “objet”, “je”, “proposition”, “nom” — et s’efforcent de saisir l’essence de la chose en question, il faut toujours se demander : Ce mot est-il effectivement employé ainsi dans le langage où il a son lieu d’origine ?

Nous reconduisons les mots de leur usage métaphysique à leur usage quotidien. »

La 2e question – « Qu’entends-tu par composé ? » – est une question « grammaticale » permettant de se guérir de la tendance pathologique de la 1e question.

Quand le langage « travaille », quand il fonctionne normalement, il n’engendre pas de confusions. Mais quand on s’arrête dessus, quand on le détache abstraitement de son usage, il en engendre (cf. plus haut).

§48 – 49 : nouveau jeu de langage censé correspondre à la citation du Théétète

§48 : description du jeu et objection à l’idée de simplicité absolue

Les mots « R », « V », « B », « N » seraient les éléments simples de ce langage, permettant de former des phrases décrivant des complexes / assemblages / compositions de carrés de couleur (éléments simples de la réalité) : « la phrase est un complexe de noms auquel correspond un complexe d’éléments. »

« Mais sont-ils simples ? »

La figure décrite par la phrase est-elle composé de 4 (couleurs) ou de 9 (carrés) éléments ? La phrase qui la décrit est-elle composée de 4 (types de lettres) ou de 9 (lettres) éléments ?

Autrement dit il n’y a pas de simplicité absolue ou en soi : ce qui n’est pas considéré comme simple dans un contexte, dans certaines circonstances, peut parfaitement l’être dans d’autres.

§49 : Objection à une 1e thèse tirée de la citation du Théétète.

Thèse attaquée : l’élément peut seulement être nommé, non décrit.

Seuls les complexes de carrés de couleur pourraient être définis et décrits (faire l’objet de phrases). Les carrés de couleur eux-mêmes ne pourraient être que nommés et montrés, en tant qu’ils sont les éléments absolument simples, et partant indéfinissables, dont tout le reste est composé.

Thèse que l’on retrouve dans l’atomisme logique et le TLP.

Mais qu’est-ce que cela peut signifier ?

Un mot unique peut tantôt être utilisé comme une phrase (dans le rôle d’une phrase, comme description d’un complexe), tantôt être utilisé comme un nom (pour nommer un élément) : « R » pourrait servir à décrire un complexe de 9 carrés de couleur (= remplacer la phrase « RRNVVVRBB » par ex.), mais peut aussi servir à désigner et nommer un / tout carré de telle couleur (comme c’est le cas dans le jeu de langage imaginé), c’est à dire à expliquer son propre sens.

Mais qu’un signe puisse servir à dénommer un élément n’implique la thèse selon laquelle « on peut seulement dénommer l’élément ».

L’utilisation de « R » pour décrire et pour nommer ne se situent pas sur le même plan, et ne sont donc pas exclusives l’une de l’autre. Il faut même dire que la dénomination est une préparation à la description : assigner un nom à un objet est donner à ce signe une variété de rôles possibles, parmi lesquels le rôle descriptif.

« Car dénommer et décrire ne se situent pas sur le même plan : La dénomination est une préparation à la description. Elle n’est pas encore un coup dans le jeu de langage, — pas plus que placer une pièce sur l’échiquier n’est un coup dans une partie d’échecs. On peut dire qu’en dénommant une chose, on n’a encore rien fait. Celle-ci n’a de nom que dans le jeu. »